Il existe une grande controverse quant à l’ordre des paragraphes qui sont logés dans les téphilines (phylactères que les Juifs pratiquants placent, pendant l’office du matin, sur le bras et sur la tête).
Chacun des deux téphilines porte les paragraphes (parachot) bibliques suivants :
- Qadech… (« Sanctifie-moi tout premier-né… », Ex 13, 1-10) ;
- Véhaya ki yéviakha… (« Lorsque l’Éternel t’aura fait entrer… », 11-16) ;
- Chéma Israël… (« Écoute, Israël, l’Éternel est notre Dieu… », Dt 6, 4-9) ;
- Véhaya im chamoa’… (« Or, si tu écoutes… », 11, 13-21).
Là-dessus, point de controverse. Mais les avis divergent quant à l’ordre d’apparition desdits paragraphes au sein des téphilines. Or, de prime abord, les tenants de chaque opinion estiment que ceux qui optent pour l’ordre adverse n’accomplissent pas la mitsva des téphilines. En effet, le Talmud enseigne : « Rav ‘Hananel a dit au nom de Rav : “Si l’on permute les paragraphes, ceux-ci sont invalides” » (Ména‘hot 34b).
Selon Rachi, l’ordre des paragraphes, de droite à gauche, suit celui de la Torah elle-même. Quand on fait face à un homme qui porte les téphilines, le paragraphe Qadech se trouve, du côté droit de sa tête ; puis vient Véhaya ki yéviakha ; puis Chéma Israël ; enfin, Véhaya im chamoa’. C’est la thèse dite de parachot ké-sidran (« les paragraphes vont suivant leur ordre »). Selon Rabbénou Tam, en revanche, le troisième paragraphe est Véhaya im chamoa’, tandis que Chéma Israël est placé en quatrième position. C’est la thèse dite de havayot ba-emtsa’ (« les deux paragraphes commençant par le mot Véhaya sont au milieu »). La controverse s’applique, de la même façon, au phylactère du bras (toutefois, s’agissant du bras, selon le Séfer Mitsvot Qatan, chap. 153, Rabbénou Tam s’accorde avec Rachi).
La controverse a pour objet l’interprétation qu’il faut donner aux propos des sages, au traité Mena’hot (34b) : « Nos maîtres ont enseigné : comment les ordonne-t-on ? Qadech et Véhaya ki yéviakha à droite ; Chéma et Véhaya im chamoa’ à gauche. » Rachi comprend de cela que l’ordre des paragraphes est continu, conforme à ce qu’il est dans le Pentateuque. Mais selon Rabbénou Tam, si l’ordre était continu, les sages auraient énoncé de manière continue l’ordre des paragraphes : « De droite à gauche : Qadech, Véhaya ki yéviakha, Chéma, Véhaya im chamoa’. » Or ils ne disent pas cela, mais : « Deux à droite, deux à gauche » ; ce qui nous enseigne que les deux paragraphes de droite partent du côté droit en allant vers le centre, tandis que les deux paragraphes de gauche partent du côté gauche en allant vers le centre !
Une controverse ancienne
De prime abord, il y a lieu de s’interroger : Rabbénou Tam était le petit-fils de Rachi ; or on sait que tous les membres de la famille de Rachi grandirent à l’ombre de son enseignement. Il semblerait naturel que les téphilines reçues par Rabbénou Tam à l’âge de treize ans fussent écrites suivant l’opinion de Rachi ! Comment Rabbénou Tam a-t-il pu soudain décider de contredire son illustre grand-père, et de fonder une nouvelle tradition ?
En réalité, cette controverse est ancienne. Pendant des générations, de nombreuses communautés suivaient la méthode de havayot ba-emtsa’ – méthode préconisée par Rabbénou Tam. Par conséquent, lorsque Rabbénou Tam conclut, des mots de la Guémara, que tel est le juste ordonnancement des paragraphes, il contredit certes la position de son grand-père, mais ce faisant il adopte l’opinion de décisionnaires qui lui sont antérieurs, ainsi que le signalent les tossaphistes (Mena‘hot 34b, s.v. Véhaqoré).
L’opinion de Rachi s’appuie sur les Guéonim d’Erets Israël ainsi que sur l’auteur du Chimoucha Raba ; c’est aussi cette thèse qui semble ressortir des propos de la Mékhilta de Rabbi Ichmaël (Massékhet de-Pis‘ha 18). L’opinion de Rabbénou Tam s’appuie en revanche sur Rav Saadia Gaon, Rabbénou ‘Hananel et le Rif. Selon certains Richonim, telle était aussi la coutume de Rav Cherira Gaon et de son fils Rav Haï Gaon (Tossephot, Roch). C’est encore ce que rapportent les Tiqouné Zohar (introduction 9, 1) au nom du Talmud de Jérusalem.
Témoignage de Maïmonide
Dans le Michné Torah, Maïmonide, qui naquit environ quarante ans après Rabbénou Tam, tranche comme suit : on dispose les paragraphes dans leur ordre d’apparition biblique, comme Rachi le préconise (Hilkhot téphilines 3, 5). À la suite de cette prise de position, les sages de Lunel demandèrent à Maïmonide ce qui avait pu motiver ce changement de coutume ; en effet, disaient-ils, « nous avons appris de nos maîtres et des Guéonim, Rav Haï Gaon à leur tête, que l’on doit placer au milieu les deux paragraphes commençant par Véhaya (comme le veut Rabbénou Tam) ». Maïmonide leur répondit que son avis avait d’abord été semblable au leur ; et que ses propres téphilines avaient suivi ce modèle « en terre d’Occident » (Espagne et Afrique du Nord) ; mais qu’une fois arrivé en Égypte, il constata que tous les Juifs d’Erets Israël et des environs se conformaient à l’opinion de Rachi. De plus, il recueillit un témoignage attestant que telle était la coutume des Guéonim d’Erets Israël, et de Rav Haï Gaon lui-même. C’est ce qui l’amena à changer de coutume, et à adopter l’opinion de Rachi (Responsa 289). Le témoignage de Maïmonide sur la coutume occidentale concorde avec les propos de Rabbi Yehouda de Barcelone, qui vécut deux générations avant lui – propos dont il ressort qu’il ne connaissait point l’usage de Rachi.
Processus décisionnel
À ce qu’il semble, jusqu’à l’époque de Rachi et de Rabbénou Tam, cette question ne se posait pas dans toute son acuité. Dès lors, la halakha elle-même n’était pas tranchée : certaines communautés importantes plaçaient leurs paragraphes dans l’ordre biblique, tandis que d’autres mettaient au milieu les paragraphes commençant par Véhaya. C’est à la suite des objections de Rabbénou Tam à la position de Rachi, citées par Tossephot, que la question se mua en controverse. Certains ne dérogèrent pas à leur ancienne coutume ; d’autres adoptèrent l’une des deux opinons ; d’autres enfin donnèrent pour instruction « à tout craignant Dieu » de porter deux paires de téphilines, afin d’échapper au doute (Terouma, Roch, Tour, Rabbénou Yerou‘ham).
Cependant, à la maison d’étude de Na‘hmanide, il fut décidé de suivre l’opinion de Rachi, et de ne point tenir compte de celle de Rabbénou Tam. Ainsi que l’écrit le Rachba, telle fut la coutume de Na‘hmanide lui-même, ainsi que de Rabbénou Yona (Responsa attribuées à Rachba 234). Parallèlement à cela, la coutume de Rachi s’enracina également en Allemagne, où la halakha fut fixée en ce sens (Mordekhi, Lois des téphilines 969). Le Maharil (137) écrit, lui aussi, que l’on suit Rachi ; il ajoute que seule une personne reconnue et réputée pour sa piété portera deux paires de téphilines.
Comment la controverse est née
Ce débat soulève une grande question : comment se peut-il que, dans un domaine où il existe une tradition continue, de génération en génération, une controverse essentielle se soit fait jour au point que, aux yeux de chaque école, on ne saurait s’acquitter de son obligation en portant les téphilines de l’école adverse ? On peut expliquer qu’en effet, ce sont là les affres de l’exil : du fait des tribulations exiliques et des décrets de persécution, les traditions se sont altérées, ce qui donna lieu à l’émergence d’une coutume erronée ; or, les Richonim divergèrent quant à l’identification de la coutume exacte et de ce qui était erroné.
Opinion des cabalistes : les deux systèmes ont leur raison d’être
Cependant, les cabalistes expliquent que chacune de ces traditions a sa valeur : chacune exprime une intention propre et produit une unification mystique distincte. Dans ces conditions, il y a lieu, a priori, de porter deux paires de téphilines, de manière à donner expression aux deux types d’intention spirituelle. D’après cela, on peut comprendre que les deux traditions possèdent des racines anciennes. On voit en en effet qu’à l’époque des Tannaïm, lorsqu’on trouvait des téphilines, il en était qui suivaient le modèle « de Rachi », tandis que d’autres étaient faites suivant le modèle « de Rabbénou Tam ».
Rabbi Isaac Louria (l’Ari zal) écrit que les téphilines de Rabbénou Tam émanent de « l’intellect du père », tandis que celles de Rachi émanent de « l’intellect de la mère ». En ce monde terrestre, poursuit-il, la halakha est conforme à Rachi ; mais dans les temps futurs, elle suivra Rabbénou Tam (Cha‘ar Hakavanot, sixième discours sur les téphilines). Ces paroles se fondent sur les Tiqouné Zohar ‘Hadach (14a). Le Ben Ich ‘Haï va même jusqu’à suggérer que, dès l’époque de Moïse notre maître, on portait deux paires de téphilines (Vayéra 21).
L’ordre des paragraphes n’était pas cause d’invalidité
Dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, on peut expliquer que, dès la plus haute Antiquité, nos sages ne tenaient pas l’ordre des paragraphes pour un facteur d’invalidité. Tout le débat portait sur la méthode la plus indiquée d’accomplissement de la mitsva. On comprend, dès lors, qu’il existât en la matière différentes écoles. Bien plus, certains auteurs expliquent que les propos mêmes de la Guémara – d’après lesquels l’ordre des paragraphes a un caractère impératif – ne se rapportent qu’à l’opinion d’Abayé ; d’après celle de Rava, en revanche, l’ordre des paragraphes ne conditionne pas la validité des téphilines (Mena‘hot 35a). D’après ceux-là mêmes qui estiment que cet ordre est impératif, cela ne s’entend qu’à l’égard de la norme rabbinique ; à l’échelon toranique, en revanche, l’ordre ne conditionne pas la validité (Bessamim Roch 24 ; Rav Yits‘haq Taïeb, auteur du ‘Erekh Hachoul‘han ; Maharcham, Da‘at Torah 34, 2 ; Rav Kasher, suppléments au Torah Chelema, chiffre I).
Décision du Choul‘han ‘Aroukh
Le Choul‘han ‘Aroukh tranche conformément à la coutume de Rachi, et précise que « celui qui craint le Ciel portera les deux paires ». L’auteur précise cependant : « On ne fera cela que si l’on est reconnu et réputé pour sa piété. » Il ajoute que ceux qui portent les deux paires prononceront la bénédiction sur les téphilines de Rachi, en formant l’intention d’accomplir ainsi la mitsva par le biais de téphilines véritablement valides, tandis que celles de Rabbénou Tam seront portées comme de simples parchemins, attachés par des lanières, et n’ayant point le statut de téphilines (Ora‘h ‘Haïm 34, 1-3). Faute de cette intention – ainsi que l’expliquent le Michna Beroura (34, 7) et le Yabia’ Omer (I, Ora‘h ‘Haïm 3) –, on enfreindrait, de l’avis de nombreux auteurs, l’interdit toranique de bal tossif (« Toute la parole que Je vous prescris, c’est elle que vous veillerez à accomplir : tu n’y ajouteras rien, et tu n’en retrancheras rien », Dt 13, 1) (Baït ‘Hadach). Ou bien encore, on enfreindrait ce même interdit, mais à l’échelon rabbinique (Touré Zahav, Ma‘hatsit Hachéqel).
Coutume des cabalistes
Cependant, les maîtres de la Cabale ne partagent pas l’avis du Choul‘han ‘Aroukh en sa décision, ce à deux égards. Premièrement, selon eux, l’intention d’accomplir la mitsva est exigée avec l’une et l’autre des deux paires de téphilines, car chacune d’elles possède sa valeur. Deuxièmement, c’est tout Israélite mâle qui devrait porter deux paires de téphilines, et non seulement ceux qui « craignent le Ciel et sont reconnus et réputés pour leur piété » (Ma‘haziq Berakha, Ora‘h ‘Haïm 34, 2). C’est la position du Ben Ich ‘Haï (Vayéra 22), qui explique que, si l’on ne récite pas de bénédiction sur les téphilines de Rabbénou Tam, c’est en raison de leur haute élévation : attirer la lumière émanant d’une telle sublimité est au-dessus de nos forces.
Opinion du Gaon de Vilna
Face à cela, le Gaon de Vilna pense que le « craignant Dieu » lui-même, quoiqu’il puisse être « reconnu et réputé pour sa piété », n’est pas tenu de porter les téphilines de Rabbénou Tam, dans la mesure où la halakha a été tranchée d’après Rachi et Maïmonide. Si l’on devait tenir compte de toutes les opinions relatives aux lois des téphilines, estime-t-il, on devrait porter vingt-quatre paires de téphilines, voire soixante-quatre paires par jour (ce n’est pas le lieu de nous étendre sur le sujet, mais il existe en effet d’autres incertitudes en la matière, d’une ampleur comparable à la controverse opposant Rachi et Rabbénou Tam). Mais la juste manière d’accomplir les mitsvot de la Torah est de se conformer à la halakha telle qu’elle est tranchée, ainsi qu’aux coutumes d’Israël – lesquelles sont considérées comme partie intégrante de la Torah. À cette fin, il suffit de porter une paire de téphilines.
On raconte que Rabbi Haïm de Volozhin demanda un jour au Gaon de Vilna, avec sa subtilité coutumière : « Je comprends que notre maître ne mette pas les téphilines de Rabbénou Tam, afin de ne pas déroger, fût-ce un instant, à la mitsva de porter les téphilines [le Gaon les portait constamment] – or celles de Rachi, de mémoire bénie, sont principales. Mais quant à moi, qui, de toutes façons, passe plusieurs heures du jour sans téphilines, quel inconvénient y aurait-il à les porter quelques heures par jour, de façon à me rendre quitte de la mitsva selon toutes les opinions ? » Le Gaon lui fit cette réponse : « Si tu voulais t’acquitter selon toutes les opinions, il te faudrait mettre vingt-quatre paires ! » (l’ouvrage Sia‘h Elyahou retient le nombre de soixante-quatre). Rabbi Haïm de Volozhin suggéra encore : « Le Zohar dit des téphilines de Rabbénou Tam qu’elles ressortissent au monde futur… » Le Gaon de Vilna lui répondit que tel n’est pas le véritable sens de ce passage du Zohar ; mais que celui qui court après le monde futur n’a qu’à les mettre… Dès lors qu’il eut entendu, de sa sainte bouche, ces paroles du Dieu vivant, Rabbi Haïm cessa de porter les téphilines de Rabbénou Tam.
Comment procéder en pratique
En pratique, ceux dont les usages, ashkénazes ou séfarades, suivent principalement les décisionnaires, ont coutume de porter les seules téphilines de Rachi. Seuls ceux qui « craignent Dieu, et sont reconnus et réputés pour leur piété » mettent également celles de Rabbénou Tam ; ce faisant, ils forment l’intention d’accomplir la mitsva « par les seules téphilines qui sont fondamentalement conformes à la vérité ». Telle est la coutume de Syrie, d’Iraq et d’Égypte (Rabbi Avraham Falagi, Padah Et Avraham II, p. 292). En Tunisie, seuls les rabbins mettaient deux paires de téphilines (‘Alé Hadas, Téphilines 32).
Au Yémen, les rabbins eux-mêmes n’avaient pas coutume de les porter (‘Ets ‘Haïm, hilkhot téphilines vé-séder hapachiot ; Pé‘oulat Tsadiq III 216). C’est aussi la coutume des disciples du Gaon de Vilna et de la presque totalité des fidèles de rite ashkénaze, puisque la presque totalité des rabbins eux-mêmes s’abstiennent de mettre les téphilines de Rabbénou Tam. C’est encore la coutume du Maroc : il ne s’y trouvait presque personne qui mît les téphilines de Rabbénou Tam, même parmi les rabbins (Chémech Oumaguen III, Ora‘h ‘Haïm 58, 4).
Ceux qui suivent les coutumes de la Cabale mettent deux paires de téphilines, sans émettre de condition restrictive en leur for intérieur, puisque, selon Rabbi Isaac Louria, les deux paires sont nécessaires, et que toutes deux sont véridiques. Dans leur majorité, ceux qui, d’après les recommandations de la Cabale, ont coutume de porter également les téphilines de Rabbénou Tam sont des Juifs hassidiques d’origine ashkénaze. Parmi ceux qui partagent cet usage, on trouve aussi les Séfarades dont les coutumes sont fondées sur la Cabale telle qu’enseignée par Rabbi Yossef ‘Haïm de Bagdad, auteur du Ben Ich ‘Haï. Il convient à chacun d’agir suivant les coutumes de ses pères ; et si l’on a un rabbin attitré, on se conformera à ses directives.
Traduction : Jean-David Hamou



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