RACONTER LE MIRACLE, VIVRE SUIVANT LES VOIES DE LA NATURE

Rav Eliézer Melamed

 

La mitsva de raconter la sortie d’Égypte

C’est une mitsva que de faire le récit de la sortie d’Égypte, la nuit du 15 nissan ; et plus on prolonge ce récit, plus on est digne d’éloge. De même, nous avons pour mitsva de nous souvenir chaque jour de la sortie d’Égypte, jour et nuit ; et ce devoir de souvenance prend une force particulière les jours de Chabbat et de fête. Dans ces quelques lignes, nous tenterons d’expliquer le sens de cette mitsva.

Nature et miracle
Il convient d’examiner la relation entre deux modes de direction divine du monde : Dieu dirige l’univers par le biais de la nature et par le biais des miracles. La nature fonctionne dans un cadre bien ordonné, régi par des lois immuables et compréhensibles, tandis que les miracles échappent à l’ordre naturel.
Or, la différence entre nature et miracle n’existe que du point de vue humain : l’ordre naturel nous semble accessible à l’intellect ; il paraît exister de manière autonome, suivant des lois qui lui sont inhérentes. Les miracles, en revanche, nous paraissent incompréhensibles, et donc plus impressionnants : ils révèlent la toute-puissance divine, laquelle surpasse l’ordre naturel. Mais du point de vue du Créateur, il n’y a pas de différence entre nature et miracle, car Dieu donne vitalité à toute chose, tant à la nature qu’au miracle. Par sa pleine volonté, Il décréta que le monde fonctionnerait selon les lois naturelles ; et par cette même volonté, Il décida que, parfois, le monde serait régi d’une manière qui excipe auxdites lois – ce que nous appelons « miracle ».
Par conséquent, même ce qui est intitulé « miracle » peut être considéré comme naturel, dans le sens où tout fait miraculeux suit lui-même un ordre établi par le Créateur (Maharal). À l’inverse, la nature peut, elle aussi, être considérée comme miraculeuse, puisqu’elle ne se maintient que par la volonté divine. Simplement, il apparaît à nos sens que Dieu produit les miracles de façon manifeste, tandis qu’Il gouverne la nature de façon cachée ; de sorte que l’on peut qualifier les phénomènes naturels de « miracles cachés » (nissim nistarim) comme nous le disons dans la ‘Amida : « Tes miracles, qui nous accompagnent chaque jour » (Na‘hmanide sur Ex 13, 16).

Primauté de la conduite naturelle

Dieu a créé le monde de manière telle qu’il pût fonctionner selon des lois naturelles, car c’est de cette façon que l’homme peut réaliser ses aptitudes avec perfection. Comme l’explique Rabbi Isaac Arama, si Dieu gouvernait constamment son monde sur le mode miraculeux, « il n’y aurait aucune place pour le libre arbitre humain – lequel est le fondement de l’existence humaine –, ni aucune voie vers la récompense et le châtiment, qui constituent notre ultime destination » (‘Aqedat Yits‘haq, chap. 3). De même, le Ran écrit : « Le premier principe est que Dieu désire maintenir l’ordre naturel du monde autant qu’il est possible, et que la nature est précieuse à ses yeux ; Il n’en modifie la marche qu’en cas de nécessité impérieuse » (Derouch 8). Le Maharal écrit, dans le même sens : « Car la nature convient à la conduite du monde, et constitue une conduite de vérité. Or les justes, en ce qu’ils sont tels, désirent la vérité, et ne souhaitent pas que le monde s’écarte de l’ordre de la vérité » (Guevourot Hachem 64). Le Rav Kook explique également que l’homme s’élève selon l’ampleur de son action dans l’ordre naturel (‘Ein Aya, Chabbat II 193-195).

La place des miracles

Les miracles ont néanmoins une place importante. Premièrement, pour révéler la parole divine au monde. C’est pourquoi la sortie d’Égypte et le don de la Torah s’accomplirent par de grands miracles, par lesquels Dieu se révéla au monde, et grâce auxquels se révéla l’élection que Dieu fit d’Israël pour lui être un peuple spécial, destiné à recevoir sa Torah, à hériter de la terre d’Israël, afin d’apporter la bénédiction à toutes les nations du monde, comme il fut annoncé aux patriarches.
Deuxièmement, les miracles révèlent que Dieu dirige le monde de manière permanente. En temps de détresse, quand il n’y a pas d’autre voie possible, il arrive que Dieu produise des miracles. Dans certains cas, ceux-ci adviennent de façon manifeste, évidente. D’autres fois, ils surviennent d’une manière qui semble s’inscrire dans l’ordonnancement de la nature ; mais celui qui observe le monde dans une perspective globale comprend que « c’est de l’Éternel que tout cela provient » (Ps 118, 23).
Au cours des générations, nos maîtres les plus éminents enseignèrent ainsi que les grands miracles sont indispensables à la révélation des principes de la foi juive (Cf. Saadia Gaon, introduction à Emounot Védé‘ot ; Kouzari I 11, 25, 80-86 ; Na‘hmanide sur Ex 13, 16 ; Séfer Ha‘hinoukh 21 ; Maïmonide, Fondements de la Torah 8, 1-2, parmi bien d’autres sources).

La sortie d’Égypte : signification du récit

La mitsva de raconter la sortie d’Égypte lors du Séder a deux propos principaux : a) enraciner dans notre conscience le choix que Dieu fit de son peuple Israël pour révéler sa parole au monde ; b) ancrer dans notre esprit le fait que Dieu gouverne l’univers, et la certitude que tous les événements annoncés dans la Torah et les Prophètes s’accompliront. Quoique la Délivrance semble tarder à venir, il nous faut savoir que Dieu dirige le monde, et que du sein même des souffrances, Il fait germer le salut. Cette foi, qui a soutenu nos ancêtres, nous soutiendra à notre tour, afin que nous consolidions notre présence en terre d’Israël jusqu’à l’entière Délivrance.

Finalité de la sortie d’Égypte : entrer en Terre d’Israël

Il faut cependant se rappeler que le but de la sortie d’Égypte est d’entrer en Erets Israël et d’y réaliser le dessein divin par le prisme de la nature. C’est pourquoi, dès qu’Israël fut entré dans le pays, les miracles dont jouissaient nos ancêtres au cours de la traversée du désert cessèrent, et la Présence divine commença de se révéler au travers des actions d’Israël.
Le récit de la sortie d’Égypte a donc une double signification : la première est de renforcer notre foi dans le fait que Dieu dirige l’univers, de sorte qu’Israël est assuré d’être finalement délivré. La seconde est de nous inciter à faire tout notre possible pour apporter bénédiction et rédemption au monde. En effet, la sortie d’Égypte nous apprend que l’homme n’est pas dans une prison sans issue, mais que, par la force de la foi et de la Torah révélées à Israël, il est possible de briser les barrières, afin de faire avancer le monde vers sa Délivrance. Or le lieu approprié pour cela est la terre d’Israël, où l’idéal divin peut être réalisé sur le mode naturel. C’est pourquoi la mitsva de peupler et d’édifier le pays équivaut, en importance, à l’ensemble de toutes les mitsvot.

En terre d’Israël, la sainteté se révèle par le biais de la nature

Erets Israël est la terre de la sainteté (erets haqodech). En d’autres termes, tout en appartenant au monde terrestre, elle est sainte, et sa sainteté se révèle par les actions du peuple juif, empruntant les voies de la nature. Quand Israël est en exil, il est par contre impossible de révéler la parole divine au sein de la réalité naturelle. La sainteté ne se révèle que par le biais du miracle, au-delà de l’ordre naturel ; la survie d’Israël, malgré toutes les persécutions, est elle-même purement miraculeuse. Mais cet état de fait s’impose a posteriori, comme l’écrit le Rav Kook : « La sainteté présente dans la nature est la sainteté de la terre d’Israël ; tandis que, lorsque la Présence divine descend en exil avec le peuple juif, c’est à l’encontre de l’ordonnancement de la nature que se maintient la sainteté. Cependant, la sainteté qui lutte contre la nature n’est pas une sainteté complète » (Orot Hate‘hiya 28).
C’est pourquoi la mitsva de conquérir et de défendre le pays doit s’accomplir par le biais de l’armée d’Israël, sur le mode naturel. Et c’est pour cette raison que l’Éternel ordonna à Moïse de faire le relevé des hommes aptes au service militaire, ce dans le désert, comme préalable à la conquête du pays. Ainsi que l’écrit Na‘hmanide (Nb 1, 45) : « La Torah ne se fie pas au miracle, pour qu’un seul homme en poursuive mille. » C’est pour ce même motif qu’il fallut envoyer des explorateurs avant la conquête du pays ; on ne doit pas compter sur la survenance d’un miracle, en effet, mais accomplir la mitsva de la conquête suivant les règles de la nature (Na‘hmanide, Nb 13, 2).

Se souvenir que c’est Dieu qui nous donne la force

Cependant, l’œuvre de peuplement, qui renforce grandement l’homme et lui apporte bénédiction, pourrait l’amener à s’enorgueillir, à oublier Dieu et la destinée qu’il nous incombe d’accomplir. Il est dit ainsi : « Et tu dirais en ton cœur : c’est ma force et la puissance de ma main qui m’ont acquis ces biens ! » (Dt 8, 17). Une telle tendance pourrait conduire à notre perte, de dessus cette bonne terre. Pour qu’un tel malheur n’arrive point, la Torah ordonne : « Tu te souviendras de l’Éternel, ton Dieu, car c’est Lui qui te donne la force d’acquérir ces biens, afin de maintenir son alliance, qu’Il promit à tes pères, comme en ce jour » (ibid. 8, 18).
Le Ran précise que, si la Torah avait voulu déprécier la valeur des actions d’Israël, elle aurait dit : « car c’est Lui qui te donne ces biens ». Or elle dit : « car c’est Lui qui te donne la force d’acquérir ces biens », afin de nous apprendre qu’Israël acquiert des richesses par sa propre force, mais doit se rappeler que Dieu seul lui a donné celle-ci (Derachot ha-Ran, début du derouch 10).
Nous voyons donc que, pour toute bonne chose qui nous arrive, nous devons remercier Dieu et le bénir. À partir de là, nous devons nous renforcer, pour continuer d’agir de toutes nos forces afin d’accomplir la volonté divine en ce monde, par l’œuvre de nos mains, tout en priant pour que Dieu la fasse prospérer ; ainsi que le dit le verset des Psaumes (90, 17) : « Que la faveur de l’Éternel, notre Dieu, soit sur nous ; fais prospérer en nous l’œuvre de nos mains, oui, l’œuvre de nos mains, fais-la prospérer ! »

Effort préalable aux miracles de la sortie d’Égypte

L’Éternel a veillé à ce que les grands miracles eux-mêmes – qui sont destinés à révéler la parole divine dans le monde – se produisissent après un éveil des enfants d’Israël, afin qu’ils fussent associés à leur survenance, et ne s’imaginassent point que leurs actions sont dépourvues de valeur. C’est pourquoi la sortie d’Égypte eut lieu après qu’Israël eut accepté de sacrifier à Dieu l’agneau, idole égyptienne. De même, les sages enseignent que l’ouverture de la mer Rouge s’est produite après que Na‘hchon, fils d’Aminadav, eut commencé d’entrer dans la mer (Sota 37a). Dans le même sens, le don de la Torah eut lieu après qu’Israël eut déclaré : « Tout ce que l’Éternel a dit, nous le ferons » (Ex 19, 8).

On ne prie pas pour un miracle intégral

Notre prière elle-même porte sur des choses susceptibles d’advenir naturellement : nous ne demandons pas de miracles. C’est pourquoi, lorsque le peuple manquait gravement d’eau, les sages instituaient un jeûne assorti de prières pour la pluie ; mais de tels jeûnes n’étaient fixés qu’en des périodes où il y avait une chance qu’il plût, jusqu’à la quinzaine précédant la fête de Chavou‘ot, non après, car alors la pluie eût été miraculeuse en son principe ; or on ne prie pas « pour la survenance de faits miraculeux » (Talmud de Jérusalem, Ta‘anit 3, 2).
Ainsi de tous les besoins de l’homme : on ne priera point pour que Dieu produise en notre faveur un miracle excipant à l’ordre naturel (Séfer ‘Hassidim 794, Guevourat Ari, Ta‘anit 19a).

Efforts pour la réalisation des miracles dans le Temple

Les sages enseignent : « Dix miracles avaient lieu en faveur de nos ancêtres dans le Temple » (Maximes des Pères 5, 5). L’un de ces miracles était que les viandes sacrées ne pourrissaient jamais. Malgré cela, les prêtres ne préparaient pas de tables d’or ni d’argent pour y poser les viandes, de crainte qu’elles n’y pourrissent, mais utilisaient des tables de marbre. C’est qu’ils ne comptaient pas sur le miracle, bien que celui-ci eût immanquablement lieu (Michna Tamid 3, 5 ; Maïmonide et Bartenora ad loc.).
Un autre miracle avait lieu dans le sanctuaire : la nuit de Kippour, le Grand-prêtre n’eut jamais d’émission nocturne. Malgré cela, on s’efforçait grandement de le garder éveillé toute la nuit, car on ne comptait pas sur un miracle (Talmud de Jérusalem, Yoma 1, 4).
Les sages enseignent encore que, par miracle, les pains de proposition restaient chauds et frais, une semaine encore après leur confection (Yoma 21a). Or cela n’empêchait pas les prêtres de les disposer de manière à éviter qu’ils ne moisissent (Talmud de Jérusalem, Cheqalim 6, 3). Quant au fait même que dix miracles se produisaient au Temple, le Maharal explique que, dans la mesure où le Temple est saint et distinct de la nature, des miracles, nécessairement, devaient y avoir lieu (Dérekh ‘Haïm 5, 5).

Traduction : Jean-David Hamou


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