Rav Eliézer Melamed
Question : Qu’est-ce qui a conduit, au cours des dernières générations, à ce que la majorité du peuple juif ne respecte plus la Torah et les commandements comme jadis ? et que devons-nous faire pour remédier à cette situation ?
Réponse : d’une manière générale, on peut dire qu’au cours des dernières générations, à la suite du développement des sciences naturelles, des sciences humaines, des sciences sociales et de la culture dans toutes ses nuances, la conscience humaine s’est considérablement développée et élargie. Dans le même temps, l’étude de l’émouna (foi, pensée juive) et l’élucidation de ses concepts étaient insuffisantes pour répondre à un tel développement. Plus nous clarifierons les grandes notions d’émouna et affinerons notre compréhension des directives toraniques, plus la foi en Dieu et en sa Torah reviendra vibrer dans les cœurs. Nous traitons de ce sujet dans le dernier chapitre de notre nouvel ouvrage Émouna – La Foi juive et ses Commandements (dans la série Pniné Halakha). Nous nous permettrons de citer ici la partie relative à la confrontation entre foi et science, en présentant, aux côtés des différents arguments en présence, la position qui nous semble juste.
La science a remplacé la religion chez ceux dont la foi était faible
L’un des changements survenus à l’époque moderne est que de nombreux phénomènes naturels, autrefois incompréhensibles à l’homme, ont fait l’objet d’études et sont devenus compréhensibles, explicables. De manière corrélative, certaines conceptions traditionnelles, qui étaient bien acceptées dans les générations précédentes, ont semblé perdre de leur valeur.
Jadis, lorsque le ciel se fermait et que la pluie ne tombait pas, le blé ne poussait pas, les réserves d’eau s’épuisaient, et les gens mouraient de soif et de faim. Quand une épidémie se propageait, de nombreuses personnes succombaient, sans qu’elles eussent presque aucun moyen de se défendre contre la mort qui les guettait. Dans la routine même du quotidien, l’homme était exposé à de graves dangers, comme les morsures de serpent et les maladies infectieuses. Dans sa détresse, l’homme se tournait vers Dieu, par la prière, afin qu’Il l’aidât ; les gens de religion encourageaient leurs contemporains à prier et à observer les mitsvot, pour que Dieu les sauvât. Au cours des dernières générations, des techniques furent développées pour stocker l’eau et l’acheminer dans des canalisations, de sorte que, même en période de sécheresse sévère, les gens ne meurent plus de faim et de soif. Grâce à la recherche scientifique, des traitements et des vaccins furent trouvés pour combattre des maladies autrefois incurables, et il n’y a plus guère d’épidémies dangereuses. Ainsi, l’espérance de vie a considérablement augmenté. De même, des protocoles furent mis au point pour aider au traitement des maladies mentales. Avec le concours des sciences sociales, des méthodes efficaces d’organisation de la société et de l’économie furent mises sur pied. Grâce au développement technologique, la production de nourriture, de meubles, de vêtements, la construction immobilière, se sont grandement améliorées, au point qu’aujourd’hui, l’homme moyen peut vivre plus longtemps, et dans des conditions plus confortables, que les grands monarques du passé.
Dans ces conditions, nombreux furent ceux qui, s’étant habitués à prier et à observer les mitsvot pour être sauvés de la famine et des épidémies, de la pauvreté et de l’asservissement, éprouvèrent moins la nécessité de la prière et de la stricte observance. Ils eurent le sentiment que la science continuerait de se développer jusqu’à la résolution de toutes les problèmes humains, et qu’il ne resterait plus au monde de place pour la religion.
La réaction des hommes de religion
À l’inverse, les maîtres spirituels et religieux soutinrent à juste titre que la science ne saurait résoudre toutes les souffrances humaines : l’homme aspire à une vie pleine de sens, sur les plans éthique et spirituel, cela sans limite, tandis que la science ne peut rien fournir d’autre que des conditions d’existence plus confortables. La prétention consistant à créditer la science de l’universalité des réponses aux questions humaines ne peut conduire qu’à une amère déception, à de sévères crises. Selon ces maîtres, c’est le penchant au mal qui incite l’homme à s’enorgueillir ainsi, et à croire que seules « ma force et la puissance de mon bras » me permettent de comprendre la nature, et d’améliorer incessamment nos conditions d’existence.
La réaction appropriée
Cependant, de même qu’était légitime la critique de cette excessive prétention, il eût été non moins juste de se réjouir des développements scientifiques, de bénir Dieu et de le remercier pour cela. En effet, c’est Dieu qui créa l’homme à son image, et le dota de l’intelligence grâce à laquelle il peut progresser dans la compréhension de l’univers, et améliorer ses conditions de vie. Ainsi, les sages ont institué une bénédiction que nous prononçons lorsque nous nous trouvons en présence d’un savant des nations : « Béni sois-Tu, Éternel, notre Dieu, Roi de l’univers, qui as accordé de ta sagesse à un être de chair et de sang » (Pniné Halakha, Bénédictions 15, 18).
Bien plus, on aurait pu voir dans tous les soulagements que la science a apportées aux détresses humaines l’opportunité de nous élever à un niveau supérieur de foi. En effet, dans la situation précédente, où les hommes craignaient constamment qu’une catastrophe naturelle ne survînt, nombre d’entre eux se liaient à Dieu par crainte du châtiment, par un sentiment de contrainte : s’ils n’observaient pas les commandements, pensaient-ils, ils seraient punis dans ce monde ou dans le monde à venir. Seul le petit nombre avait le mérite de se lier à Dieu par amour. À présent, grâce aux perfectionnements de la modernité, s’adresser à Dieu ne doit plus avoir pour seul propos d’être sauvé des calamités : la prière exprime principalement le pur désir de nous élever vers Lui. Nous pouvons ainsi jouir d’une illumination plus élevée dans la foi et l’attachement à Dieu. Il est dit à ce propos : « En ce jour – oracle de l’Éternel – tu m’appelleras “mon Époux” et tu ne m’appelleras plus “mon Maître”. J’écarterai de sa bouche les noms des Baals ; ils ne seront plus appelés par leurs noms. Je conclurai pour eux une alliance, en ce jour, avec les animaux des champs, avec les oiseaux du ciel et les reptiles de la terre. Je briserai l’arc, l’épée et la guerre, dans le pays, et Je les ferai reposer en sécurité. Je te fiancerai à moi pour toujours ; Je te fiancerai à moi par la justice et le droit, par la bonté et la miséricorde ; Je te fiancerai à moi par la foi, et tu connaîtras l’Éternel » (Os 2, 18-22).
Termes de l’opposition
De nombreux hommes de religion continuèrent de fonder leur critique sur l’idée d’abaissement de l’homme, évoquant le mauvais penchant qui nous pousse à nous enorgueillir, à imputer à nos propres forces la capacité de comprendre la nature et de faire progresser notre niveau de vie. Mais parallèlement à cela, ils s’abstenaient de donner des progrès scientifiques une appréciation positive. Au lieu de louer l’Éternel pour lesdits progrès, ils pensaient qu’il convenait d’être réservé sur la science, et d’émettre des doutes sur sa crédibilité. À l’inverse, nombre de ceux qui estimaient la science pensèrent que la religion ne pouvait plus être utile à leur vie ni au monde.
Confrontation entre science et religion
Des découvertes scientifiques ont engendré le rejet de conceptions communément admises par les hommes de religion, comme par le reste de l’humanité. Par exemple, on considérait généralement que le soleil tournait autour de la terre ; or les scientifiques ont découvert que c’est la terre qui tourne autour du soleil. On pensait qu’il n’existait point de créatures qui ne fussent visibles ; or l’observation au microscope a prouvé leur existence. En réaction, certains maîtres religieux virent dans la mise en question des anciennes représentations scientifiques une atteinte à la dignité de la religion même : il semblait inconcevable que les scientifiques modernes en connussent davantage que les éminents sages du passé – lesquels avaient adhéré à l’état de la science qui leur était connu. Qui plus est, les sages d’Israël utilisaient parfois des métaphores empruntées à la science de leur époque pour expliquer des concepts spirituels ; or, lorsque les scientifiques furent amenés à réviser les positions de leurs devanciers, certains y virent une atteinte à l’honneur de l’enseignement toranique, car ils assimilaient lesdites métaphores à la doctrine même de la Torah.
La controverse sur l’âge du monde
Il était admis, parmi les sages d’Israël, que le monde avait été créé il y a moins de six mille ans. Les géologues et les physiciens, en revanche, ont affirmé que le globe terrestre existe depuis des milliards d’années. En outre, différentes théories ont vu le jour, quant au développement progressif, évolutif, de l’homme à partir d’animaux inférieurs comme le singe, alors que la Torah n’en fait aucune mention. Ainsi est née l’impression que la science contredit la Torah.
La réaction appropriée
Cette confrontation n’était pas inévitable. Si l’on se réfère au Talmud, on s’aperçoit que l’attitude des sages d’Israël envers les différentes sciences était positive. Le fait est qu’ils encourageaient leurs disciples à les étudier (Chabbat 75a). De même, Maïmonide considérait les sciences naturelles comme faisant partie de la grande discipline appelée Œuvre de la Création (Commentaire de la Michna, ‘Haguiga 2, 1). Quant au Gaon de Vilna, il estimait que, lorsqu’un homme manque de connaissances dans les autres sciences, son manque est cent fois supérieur en matière de Torah ; car Torah et sciences sont mutuellement liées (Pniné Halakha, Liqoutim I 1, 15).
Au fond, il ne peut y avoir de contradiction entre la foi et la science, car la Torah expose le concept de Création sans en présenter le processus dans le détail. Ainsi, les six jours de la Création peuvent être compris comme six ères, s’étendant chacune sur des milliards d’années. On peut également expliquer que le processus de Création s’est déroulé de manière progressive, comme l’explique la théorie de l’évolution (Orot Haqodech 2, 537). Les sages d’Israël eux-mêmes enseignaient que l’œuvre de la Création est de l’ordre du secret, et qu’il ne faut donc pas s’en tenir à une lecture littéraliste des versets bibliques. De même, on peut estimer que la Torah a pour propos de décrire le processus de révélation du divin à l’homme ; c’est pourquoi elle commence par l’histoire d’Adam, le premier être en qui Dieu a insufflé une âme divine, le premier à pouvoir entendre la voix divine, et choisir s’il obéirait à son commandement. Cela n’exclut pas la possible existence de créatures primitives, à partir desquelles Adam se serait développé.
En pratique, une confrontation est née
De nombreux sages religieux, tant juifs que non juifs, ont considéré la révision des positions scientifiques jadis admises comme une remise en cause de l’autorité des sages antérieurs eux-mêmes, qui en avaient admis les principes. Lorsqu’une théorie scientifique nouvelle contredisait des descriptions apparemment explicites de la Torah, quant à la Création du monde, cela était perçu comme une entière hérésie. Ainsi se développa, chez certains rabbins, l’opinion que la science est dangereuse pour la religion, et qu’il faut la combattre ou, à tout le moins, affaiblir sa position. Pour illustrer leurs thèses, divers prédicateurs commencèrent à rassembler des cas dans lesquels des scientifiques s’étaient trompés, d’autres dans lesquels des développements scientifiques aveint causé des dommages, d’autres encore où « tous les médecins » avaient annoncé que telle personne mourrait, et où celle-ci avait guéri après qu’elle eut été rendre visite à un tsadiq (un juste), lequel avait prié pour elle.
En outre, certains rabbins s’opposèrent fortement à l’étude des sciences, de crainte que cette étude ne conduisît à l’hérésie. À l’appui de cette approche, certains orateurs soutinrent qu’il n’est pas nécessaire d’étudier les sciences, puisqu’on peut les apprendre toutes à partir de la Torah, sagesse divine et infinie.
Et cependant, grâce à la recherche scientifique, on continua de donner à l’homme la capacité de créer des machines, d’accélérer le travail agricole, de développer l’industrie, le commerce, les moyens de transport et de communication, d’accumuler des richesses incommensurables. Plus les représentants de la religion s’efforçaient de combattre la science, plus s’accroissaient les critiques envers la religion.
La résolution du conflit tient dans l’amendement de l’émouna
Le Rav Kook explique que toutes les perplexités et confusions de la vie humaine proviennent d’une mécompréhension de la notion de divinité, domaine infini d’étude et de réflexion. De par sa nature, l’homme aspire à la proximité avec Dieu ; dès lors, il souhaite le définir. Cependant, Dieu est au-delà de toute compréhension, de toute définition. Nous ne pouvons percevoir que ce qui nous apparaît ; par conséquent, ce que l’on peut dire de Dieu est qu’Il est la source unique de toutes les idées et valeurs, de toutes les facultés et créatures. Quiconque tenterait de le définir en Lui-même, ou de définir seulement l’illumination qui émane de Lui, pécherait en quelque sorte par un « soupçon d’idolâtrie », en ce qu’il entendrait limiter l’épanchement de sa lumière à des domaines déterminés, et renierait les concepts et valeurs qui, eux aussi, révèlent sa parole (Orot, Zer‘onim, « Les souffrances qui purifient »).
En d’autres termes, lorsqu’on parle d’émouna de manière restrictive, celle-ci ne saurait porter la variété de notions qui se manifestent dans l’univers ; dès lors, il se crée une apparente collision entre la foi et telle notion particulière. Ainsi, lorsque les hommes de foi professent que Dieu ne se révèle qu’au travers des acquis scientifiques qui les précèdent, un conflit se produit entre la foi et les positions nouvelles de la science. Mais en réalité, Dieu est au-dessus de toutes les théories scientifiques qui se succèdent à travers les âges, car, dans chacune d’entre elles, se révèle une étincelle divine adaptée à la génération où elle apparaît. Et à mesure que la théorie scientifique évolue, la parole de Dieu se révèle à travers elle par un supplément de lumière.
Traduction : Jean-David Hamou



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