Rav Eliézer Melamed
La synagogue de la Victoire à Paris
Il y a environ deux mois, à Paris, j’ai participé à un congrès de rabbins venus de toute l’Europe, organisé par le mouvement Amiel, l’association Ohr Torah Stone et le Mizrahi. Je rapporterai à une autre occasion mes réflexions sur les défis de la mission rabbinique, dont il fut question lors de ce congrès. Aujourd’hui, j’aimerais simplement évoquer ma visite à la grande synagogue de Paris, rue de la Victoire. Cette synagogue peut accueillir quelque deux mille cinq cents fidèles. Elle fut inaugurée il y a cent cinquante ans, en l’an 5635 (1875). Le Rav Moshé Sebbag, rabbin de la synagogue, nous en conta l’histoire. Il nous montra également les bancs sur lesquels, jadis, s’assirent de riches philanthropes, parmi lesquels : le baron de Rothschild (l’un des plus grands banquiers européens), le baron Hirsch (magnat des lignes de chemin de fer en Europe), le ministre français de la Justice Adolphe Crémieux, président de l’Alliance Israélite Universelle, et d’autres personnages, éminemment fortunés, qui fréquentaient la synagogue lors des fêtes et donnaient des sommes considérables pour aider leurs frères des communautés pauvres d’Europe orientale et d’Afrique du Nord.
Parmi les participants au congrès se trouvaient des cantors qui, avec émotion, interprétèrent ensemble des chants liturgiques empreints de ferveur, ainsi que la prière pour l’État d’Israël et celle pour les soldats de Tsahal. Et je pensai à tous ces Juifs talentueux et aisés, d’Europe occidentale, qui jouèrent un rôle de premier ordre dans le développement politique, économique, scientifique et culturel de leurs pays respectifs. Ils espéraient créer un monde nouveau et meilleur ; or presque tout leur labeur fut anéanti dans l’effroyable Choah qui s’abattit sur notre peuple en Europe. Cependant, une étincelle prit son essor à Paris pour rejoindre la terre d’Israël ; à partir d’elle, germa le salut. Les dons du baron de Rothschild, qui offrit environ 20 pour cent de sa fortune à l’édification du pays, contribuèrent de façon majeure aux vagues de peuplement juif, qui conduisirent à la création de l’État d’Israël.
Introduction à la prière du soir
Avant l’office du soir, je prononçai quelques paroles d’introduction et d’éveil, que je reproduis ci-après :
« Nous nous trouvons ici à Paris, qui fut le berceau de la culture moderne. Cent ans de développement spirituel et culturel conduisirent à la Révolution française (5549 / 1789), qui changea le monde. La devise de la Révolution souhaitait apporter la rédemption à l’homme et au monde : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Cette devise synthétisait la pensée moderne ; d’elle naquirent tous les mouvements sociaux qui changèrent la face des royaumes. Sur la base du concept de Liberté se développa le courant libéral, démocratique, capitaliste, puis postmoderne, dans lequel s’inscrivent les tendances extrêmes qui menèrent à la dissolution des identités et de la famille. Le concept d’Égalité donna naissance au courant socialiste, dont la version radicale fut le communisme, qui fonda des régimes d’oppression et causa l’assassinat de dizaines de millions d’êtres humains. Sur le socle de la Fraternité se développa l’aspiration à voir s’établir des États-nations ; la radicalisation de cet élan identitaire conduisit aux idéologies fasciste et nazie.
Le grand défaut des diverses entreprises idéologiques, qui prônaient des valeurs justes en elles-mêmes, fut qu’elles ne se rattachaient point à leur racine, à la foi dans le Dieu unique. C’est pourquoi elles ne purent créer d’équilibre ni d’harmonie entre elles ; et malgré la part de vérité et de bien que portaient les valeurs dont elles se réclamaient, elles menèrent à la destruction et à la ruine. Le prix le plus lourd de tous les échecs que connurent ces idéologies fut payé par les Juifs. Ceux-ci espéraient trouver en elles le salut ; au lieu de cela, ils connurent le règne maléfique du communisme, l’extermination nazie, l’assimilation et la perte de la foi.
C’est pourquoi nous lirons dans un instant le Chéma Israël et ses bénédictions : nous retournerons aux fondements de la foi en l’Éternel unique ; nous nous renforcerons dans l’étude de la Torah, par laquelle nous pouvons évaluer avec précision tous les idées émergentes ; nous prierons l’Éternel pour la sagesse et pour la techouva, pour le rassemblement des exilés et la construction du pays, pour le renforcement de l’État d’Israël du point de vue économique, social et spirituel, pour l’anéantissement du mal et la germination du salut ; grâce à quoi nous pourrons accomplir notre vocation : apporter la bénédiction à toutes les familles de la terre. »
L’attirance de nombreux Juifs pour le mouvement de la Haskala
Les jours qui précédèrent mon départ pour le congrès, je travaillais à l’écriture du dernier chapitre de mon livre Émouna – La Foi juive et ses Commandements, dans la série Pniné Halakha, chapitre consacré aux défis de la foi dans les dernières générations. Ce fut pour moi une bonne préparation à ce congrès, qui traitait des moyens de rapprocher les Juifs de diaspora de leur identité, de l’émouna, de la Torah, des mitsvot et de l’alya. Voici un extrait de ce chapitre.
Les Juifs furent particulièrement attirés par le mouvement de la Haskala (école de pensée juive influencée par le mouvement des Lumières), lui donnant leur énergie et leur talent, ce pour deux raisons. La première est que, pendant de nombreuses générations, les Juifs vécurent dans un terrible abaissement et une dure discrimination ; or voici qu’à présent émergeait un mouvement prétendant que tous les hommes sont créés égaux, et agissant pour accorder à tous, y compris aux Juifs, des droits identiques. Avec l’essor de la Haskala, s’ouvrait devant les Juifs la possibilité d’exprimer leurs talents, et de s’illustrer dans les domaines des sciences naturelles et humaines, économiques et sociales, ainsi que dans les diverses disciplines artistiques, ce qui, accessoirement, leur rendait accessibles richesse et honneurs. Le génie juif commença à briller, et les Juifs à être en tête dans toutes les disciplines scientifiques, économiques et sociales.
La seconde raison de cette attirance pour la Haskala est que les Juifs ont toujours cru en la rédemption du monde. Dès lors, le projet des Lumières, ambitionnant de libérer l’homme de toutes ses entraves, trouvait un écho naturel dans les cœurs juifs. À mesure que les penseurs des Lumières parvenaient à susciter des changements révolutionnaires pour le progrès humain et social, le nombre de ceux qui y voyaient un véritable mouvement de rédemption grandissait. Ainsi s’estompait la vision proprement messianique, dont le programme était le retour d’Israël sur sa terre afin d’y accomplir la parole de l’Éternel et d’apporter la bénédiction à toutes les familles de la terre. À sa place, un nouveau messianisme apparaissait, dont l’objet était le progrès social et moral, le développement scientifique et technique, censés garantir le bien de l’humanité.
L’existence juive en diaspora est sous-tendue par l’aspiration à la Délivrance
Contrairement à ce qui arriva à tous les autres peuples qui connurent l’expérience de l’exil – et qui se fondirent progressivement dans la population de leur nouveau pays de résidence –, le peuple juif réussit à survivre à un exil de près de deux mille ans, malgré toutes les souffrances et persécutions qu’il endura. Ce fait d’exception est la réalisation de la promesse faite par l’Éternel à son peuple de le préserver jusqu’en son exil. Cette préservation s’opéra par un ensemble de miracles, lesquels empruntèrent les voies de la nature, c’est-à-dire des voies qui se peuvent expliquer par les règles de la logique. L’explication rationnelle consiste à dire que la conception juive de la Délivrance est si grande et si puissante, que nul exil, nulle souffrance, ne purent l’ébranler. Le Rav Kook écrit ainsi : « L’attente du salut est la force qui maintient le judaïsme diasporique » (Orot, Erets Israël 1). Mais lorsqu’une pensée messianique alternative eut vu le jour, l’épreuve devint beaucoup plus difficile.
Racines de la Haskala dans la pensée juive
Il convient d’ajouter que, sans la tradition juive et la conception prophétique- messianique de la Délivrance, les Lumières ne seraient pas apparues : il ne serait venu à l’esprit de personne de prétendre mettre en œuvre une révolution, destinée à rendre le monde meilleur. L’héritage juif biblique, qui inclut la sortie d’Égypte et le don de la Torah, lesquels opérèrent un changement révolutionnaire dans la conscience humaine, ainsi que les prophéties qui continuèrent à faire résonner en l’homme juif la vision de la Délivrance, rendirent possible une aspiration si audacieuse : créer un mouvement œuvrant au parachèvement du monde. C’est pourquoi de nombreux Juifs sentirent que la Haskala, dans ses diverses branches, répondait aux aspirations enfouies dans leur cœur ; et lorsque des rabbins émirent sur elle des réserves, ses partisans leur répondaient : « Voici, lorsque la Délivrance que nous avons tous espérée commence à se produire, vous vous tenez à l’écart et la reniez. » Ainsi, de nombreux Israélites adhérèrent à la Haskala, puis s’éloignèrent progressivement du judaïsme et s’assimilèrent parmi les nations.
La Haskala et les possibilités qui s’ouvrirent à sa suite
Pour expliquer ce qui a changé dans les générations qui précédèrent l’émergence soudaine de la Haskala, il faut réfléchir à la direction que l’Éternel exerce sur le monde. Le Rav Kook explique, dans son article intitulé Hador (« La génération »), que tant que le décret d’exil s’appliquait, comme châtiment des péchés d’Israël, les Juifs courbaient la tête et acceptaient leur sort, car ils pensaient le mériter ; ce faisant, ils expiaient leurs fautes et celles de leurs pères. Pendant toute cette période, le judaïsme se maintint grâce à une approche conservatrice, rétive à toute innovation ; car l’objectif principal était de survivre. Cette situation rejaillit sur tous les peuples, car Israël est, parmi les nations, comme le cœur parmi les membres.
Mais il y a une limite au châtiment, et lorsque la mesure des souffrances fut comble, la providence divine commença d’éveiller le cœur des Juifs, afin qu’ils reconnussent leur grandeur et révélassent leurs talents. Partant de là, ils commencèrent à demander la liberté, pour l’homme comme pour les peuples, et à créer le cadre permettant, en termes d’économie, de technologie et de communications, d’accomplir le retour du peuple juif sur sa terre – par le biais de miracles s’inscrivant dans les voies de la nature.
Le choix et la déception
Toujours, le choix est donné à l’homme d’exprimer sa grandeur dans l’orgueil ou dans un supplément de bienfaisance. Devant le peuple juif aussi, cœur battant des nations, un choix se présentait : se joindre au mouvement universel des Lumières et s’y fondre, ou accomplir le commandement divin de monter en Erets Israël, d’y grandir dans la Torah et les mitsvot, et d’y établir une société exemplaire, pour la gloire de notre peuple et de l’humanité, jusqu’à ce que « de Sion sortît la Torah, et la parole de l’Éternel de Jérusalem » (Is 2, 3).
Hélas, la majorité des Juifs renoncèrent à la vocation particulière d’Israël, cessèrent d’observer la Torah et les mitsvot. Par la suite, beaucoup d’entre eux connurent une amère déception, lorsque, sur l’autel du « monde nouveau », ils furent contraints de sacrifier tout ce qui leur était cher, jusqu’à leur vie même. De nombreux Juifs, qui avaient œuvré avec abnégation pour le mouvement communiste, furent lamentablement exécutés par le pouvoir soviétique criminel ; ils comprirent, hélas trop tard, que la révolution à laquelle ils avaient participé causait des souffrances effroyables à de vastes masses humaines, ce qui n’épargnait pas les membres de leur propre peuple. De nombreux Juifs, qui s’étaient identifiés avec la culture allemande et lui avaient offert la meilleure part de leurs talents, furent humiliés et assassinés. Avec le concours du progrès technique – auquel la Haskala avait contribué –, des masses juives purent gagner la terre d’Israël et la peupler. Mais au lieu que des millions de Juifs prissent le chemin d’Erets Israël, ils furent conduits dans les camps d’extermination. Parmi ceux qui émigrèrent vers le nouveau monde, en Amérique, renonçant à leur précieuse tradition pour jouir du « paradis terrestre », nombreux eurent à se détromper, et à affronter l’antisémitisme, la discrimination, un système de valeurs loin d’être idéal.
La techouva par l’étude de la Torah d’Erets Israël
On peut adresser des critiques justifiées à la Haskala, mais elle contenait une part de vérité, que ses détracteurs répugnaient à reconnaître. C’est bien pourquoi ils ne réussirent pas à conjurer le raz de marée de ceux qui s’y joignaient et abandonnaient la religion. Le Rav Kook explique (dans l’article Hador, cité plus haut) que, dans toutes les générations avant l’époque moderne, ceux qui abandonnaient la Torah étaient ordinairement ceux qu’attirait leur mauvais penchant, qui volaient et pillaient, trahissaient et se livraient à la débauche. En revanche, ceux qui, au sein de la génération nouvelle, abandonnent la Torah croient aux valeurs de la vérité et du bien, et sont parfois même prêts à consacrer leur vie à la défense de ces valeurs. Pour favoriser leur techouva, il faut considérer avec estime leurs aspirations et leurs désirs : « Nous ne priverons pas la jeune génération de toute la lumière et de tout le bien qui lui reviennent » ; puis : « Nous ne désirons pas écraser sous nos pieds (…) les forces jeunes et nouvelles (…), mais nous éclairerons le chemin devant elles. »
Pour cela, notre étude de Torah doit être empreinte d’une conscience, celle du projet général d’amendement du monde que porte la Torah ; il nous faut comprendre profondément que ce vaste dessein se révèle dans tous les principes, ainsi que tous les détails, de la Torah (Orot Hatechouva 4, 10). De cette façon, les résultats atteints par la Haskala ne feront plus obstacle à la révélation de la vérité divine ; ils la renforceront et l’exalteront au contraire, l’aidant à dévoiler la lumière de la Torah dans la vie pratique et quotidienne.
Traduction : Jean-David Hamou



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