RELATION AUX PÉCHEURS ET À CEUX QUI SE DÉSOLIDARISENT DU PEUPLE D’ISRAËL

Rav Eliézer Melamed

 

 

Question : la mitsva « Tu aimerais ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18) s’applique-t-elle à tout Israël, y compris aux Juifs qui commettent des péchés ou qui renient les fondements de la foi ?

Réponse : en principe, c’est une mitsva que d’aimer chaque Israélite ; celui-là même qui commet de nombreuses fautes en raison de ses passions, de l’effervescence de son penchant au mal, est appelé « pécheur d’Israël ». Il est certes puni pour ses fautes, mais il ne sort pas de la collectivité d’Israël, dont les membres ont part au monde futur (Sanhédrin 10, 1). Nous avons l’obligation de l’aimer, d’avoir pitié de lui, et d’accomplir à son égard tous les commandements qu’impose la fraternité entre Juifs. Celui qui voudrait exclure ces pécheurs de la collectivité d’Israël se conduirait, en cela, à la manière des hérétiques (dérekh haminim) (cf. Rav Avraham Yits‘haq Kook, Maamaré Haréïya, p. 58 « Péreq behilkhot tsibour »). Bien plus : Maïmonide écrit que, si un Juif renie sa religion en raison de pressions extérieures, il commet certes une faute grave, mais il reste membre du peuple juif, et il y a lieu de le rapprocher de nous, non de le repousser. En effet, sa décision d’abandonner Israël ne résulte pas d’un libre choix. En revanche, il n’y a pas d’obligation d’aimer les pécheurs qui se sont librement exclus de la collectivité d’Israël, et qui ont d’eux-mêmes affirmé ne pas faire partie du peuple juif (Iguéret Hachmad).

 

Selon Maïmonide, ceux qui renient les principes de la foi s’excluent du peuple juif

 

Maïmonide écrit que, outre celui qui s’exclut volontairement de l’assemblée d’Israël, celui qui choisit de renier l’un des treize articles de la foi juive « s’exclut de la collectivité et renie l’essentiel ; il est appelé hérétique (min), mécréant (apicoros), “coupeur de jeunes pousses” (qotsets bineti‘im) ; nous avons l’obligation de le haïr et de le tenir pour néant, et aucune des mitsvot relatives à la bienfaisance au sein d’Israël ne s’applique à lui. De lui, le verset dit : “Ceux qui te haïssent, Éternel, je les hais” (Ps 139, 21) » (Commentaire de la Michna, Sanhédrin 10, 1 ; de même, Michné Torah, lois du meurtrier 13, 14 ; lois de l’idolâtrie 2, 5 ; lois des rebelles 3, 2).

Les propos de Maïmonide sont basés sur une baraïta (en Roch Hachana 17a), selon laquelle les hérétiques, les mécréants, ainsi que ceux qui renient la Torah et contestent la résurrection des morts sont condamnés à la géhenne à perpétuité, et n’ont point part au monde à venir. Selon Maïmonide, au titre des hérétiques, des mécréants et des renégats, on trouve donc également ceux qui renient les treize articles de la foi (qui découlent du dixième chapitre de la Michna Sanhédrin).

 

Et cependant, leur statut est, en vertu de la Torah, celui d’Israélites

 

Certes, Maïmonide estime qu’il faut haïr ceux qui renient l’un quelconque des treize articles de la foi ; mais lui-même reconnaît que ces négateurs sont considérés comme Juifs. Par conséquent, ils héritent de leurs parents, comme tout Juif (Michné Torah, lois des successions 6, 12) ; de même, ils ont vocation à dispenser leur belle-sœur de l’obligation du lévirat, au moyen de la cérémonie de ‘halitsa (déchaussage) (ibid., lois du lévirat et de la ‘halitsa 1, 4) ; et s’ils se marient conformément aux lois de Moïse et d’Israël, le lien matrimonial qu’ils forment en remettant à l’épousée l’anneau de consécration (qidouchin) est valide (ibid., lois matrimoniales 4, 15). Simplement, puisqu’ils renient l’un des articles de notre foi, ils n’ont point part au monde futur ; et pour tout ce qui touche aux obligations de fraternité, il faut les considérer comme extérieurs à la communauté d’Israël.

 

Selon de nombreux décisionnaires, les renégats ne sont pas exclus du peuple juif

 

Cependant, de nombreux sages d’Israël estiment que ceux qui, par erreur, n’adhèrent pas à quelque partie de nos articles de foi demeurent membres de l’assemblée d’Israël, y compris à l’égard des commandements de fraternité entre Israélites. De plus, selon eux, ils ont part au monde futur. Le Raavad (Rabbi Avraham ben David de Posquières) écrit ainsi que de nombreux membres du peuple juif, ce qui inclut de grands sages, ont fait l’erreur de croire que l’on pouvait appliquer à Dieu des anthropomorphismes dans leur sens littéral. On ne saurait pourtant affirmer que, pour ce motif, ils sont sortis du peuple d’Israël ; au contraire, ils ont part au monde futur (gloses sur Lois de la techouva 3, 7). C’est aussi l’avis du Riaz (Rabbi Yechaya di Trani), en son Kountras Hareayot, Sanhédrin 90, 1. De même, selon le Radbaz (Rabbi David ibn Zimra, IV, 187), celui qui, en raison d’erreurs entachant son étude, se trompe à l’égard d’un principe de la foi, n’est pas considéré comme renégat, mais comme contraint à ladite erreur, puisque aussi bien sa recherche l’a conduit à conclure ainsi. C’est encore ce que pensent le Tachbets (Rabbi Chimon ben Tséma‘h Duran, Ohev Michpat 9), Rabbi Moché Cordovero (Pardès Rimonim I, 9) et la majorité des décisionnaires.

À ce qu’il semble, seul celui qui renie sa foi pour adopter un culte étranger s’exclut, selon eux, de la communauté d’Israël, au point de ne plus bénéficier des mitsvot dictées par le principe de fraternité. Et cependant, un tel homme est encore appelé « fils » aux yeux de l’Éternel, et toutes les lois d’Israël lui incombent encore (cf. Responsa du Rachba I, 194 ; 242).

 

Preuve tirée du cas de Rabbi Hillel, qui remettait en cause le principe messianique

 

Dans le même sens, selon Rabbi Joseph Albo (Séfer Ha‘iqarim I, 1), il est impossible que celui qui n’a pas foi en la venue du Messie – lequel principe est, selon Maïmonide, le douzième article de notre foi – soit considéré comme extérieur au peuple juif. En effet, le Talmud (Sanhédrin 99a) rapporte l’opinion de l’Amora Rabbi Hillel, qui disait : « Israël n’a point de Messie, car les temps messianiques ont déjà expiré à l’époque d’Ézéchias. » Ce à quoi Rav Yossef répondit : « Que Dieu pardonne Rabbi Hillel [dont les paroles sont erronées] ! » Si donc Rabbi Hillel devait être considéré comme un renégat, exclu du peuple d’Israël, pourquoi ses paroles seraient-elles citées par le Talmud ? Et si l’on répond à cela que le Talmud a rapporté ses paroles afin de les réfuter, pourquoi, au lieu de le définir comme un renégat qu’il faudrait repousser et excommunier, l’honore-t-on du titre de Rabbi ? Nous apprenons de là que, si notre prochain se trompe sur des questions graves, il demeure membre de la communauté d’Israël, et il faut l’honorer à ce titre.

 

Discussion supplémentaire des propos de Maïmonide

 

Selon de nombreux commentateurs, Maïmonide estime que, même si l’on élabore avec droiture et sincérité sa vision du monde, et que l’on parvienne à une conclusion contredisant l’un quelconque des articles de la foi, on est tenu pour renégat, extérieur à la communauté d’Israël, et haïssable (Abravanel, Roch Amana 12 ; Rabbi Chelomo ben Moché de Chelm, Merkevet Hamichné, lois de la techouva 7, 3 ; c’est aussi ce qui ressort du Guide des Égarés I, 36). Si l’on considère qu’il faut entendre ainsi les propos de Maïmonide, la majorité des décisionnaires sont en désaccord avec lui, comme l’indique le Rav Kook. Celui-ci écrit encore (en Chemona Qevatsim I, 30-32) que, « tant que le mégachem [celui qui attribue à Dieu une forme corporelle concrète] ne se fait pas une statue pour lui vouer un culte, c’est qu’il n’a pas poussé sa doctrine jusqu’à ses conséquences dernières » ; par conséquent, « la position de cet homme ne relève pas d’une négation de la foi, ni ne signifie qu’il sorte du champ du judaïsme ».

Cependant, certains auteurs estiment que Maïmonide pense comme la majorité des sages d’Israël. Rabbi David Chiriro (de Salonique, mort en 5508 / 1748) écrit ainsi, dans son Michné Kessef (lois de la techouva 3, 7) : « Il y a lieu de dire que notre maître [Maïmonide] n’appelle hérétique que celui qui forme l’intention de se rebeller contre le Saint béni soit-Il, et qui revendique de lui attribuer une corporéité et une image. » Mais quant à celui qui aurait versé dans cette erreur « sous l’influence de fictions écrites ou de légendes, notre maître reconnaîtrait qu’il n’est point un hérétique ». Rabbi Méïr Hame‘ili va dans le même sens (Méchiv Néfech 15). Selon cela, Maïmonide lui-même s’accorderait à dire que, en pratique, il n’y a pas lieu de considérer comme extérieur à Israël celui qui ne croirait pas à l’un des principes de la foi, puisque l’on peut presque toujours le juger favorablement : il se peut en effet qu’il n’ait pas suffisamment appris, approfondi ces notions, ou qu’il n’ait pas eu de maître pour lui donner un enseignement convenable. En effet, de son point de vue même, seul celui qui a bien appris ces principes, et a néanmoins décidé de renier l’un d’entre eux, s’exclut de la communauté d’Israël. Dans ces conditions, les propos de Maïmonide ne visent que ceux qui, comme Saül de Tarse, fondateur du christianisme, ont choisi en conscience de renier les principes de la foi d’Israël.

De plus il est certain que, selon Maïmonide lui-même (en Michné Torah, lois de la techouva 3, 14), tous ceux qui renient les principes de la foi peuvent se repentir de cela. En ce cas, ils ont de nouveau accès au monde futur, comme tout Juif. On peut encore estimer, à la lecture des propos de Maïmonide (ibid., lois des rebelles 3, 2), que le jugement sévère porté sur le renégat ne constitue pas un commandement autonome, mais un acte de défense contre le danger que l’on peut en craindre pour le judaïsme. L’excommunication revient donc à ôter un obstacle, quand celui-ci met en danger le peuple juif. En revanche, quand l’écartement d’autrui n’enlève nul obstacle, et qu’au contraire il l’agrandit souvent, comme il arrive en effet dans les dernières générations, la règle initiale s’applique de nouveau : ces gens sont des Juifs, appelés « fils de l’Éternel », et toutes les mitsvot reposant sur le principe de solidarité s’appliquent à eux.

 

Le renégat vu comme « contraint », ou comme « bébé enlevé à ses parents »

 

Selon le Rav Kook, dans les dernières générations, il n’y a plus lieu d’exclure de l’assemblée d’Israël ceux qui nient les articles de la foi ; cela, en raison de deux principes fondamentaux.

Premièrement, la majorité des renégats, en ces temps nouveaux, n’abandonnent pas le judaïsme par choix : ils sont comme contraints, puisque l’esprit de la génération rend beaucoup plus difficile le maintien de la foi (Igrot Haréïya I, 138, pp. 170-171). La plupart des maîtres du judaïsme s’accordent à faire ce constat, et beaucoup d’entre eux s’appuient sur celui-ci pour élargir la notion de tinoq ché-nichba’ (« bébé enlevé à ses parents et qui a grandi parmi les païens » ; cf. Chabbat 68b). Cette catégorie juridique désigne une personne qui ignore les principes de la foi et de la halakha ; par conséquent, on considère que les fautes qu’elle commet résultent d’une contrainte exercée sur sa conscience. Comme l’écrit l’auteur du Binyan Tsion (nouvelles responsa, 23), celui qui a été élevé dans une maison où l’on profane le Chabbat est considéré comme un bébé enlevé à ses parents, qui a grandi parmi les païens. Celui-là ne fait, en effet, que perpétuer les manquements de ses pères. Par conséquent, s’il touche une bouteille de vin ouverte, cela ne cause pas l’interdiction du vin (contrairement aux cas de violation volontaire du Chabbat). Telle est l’opinion de nombreux auteurs, comme nous l’expliquons en Pniné Halakha, Lois de la cacheroute, 29, 13, note 15. Cette position va dans le même sens que ce que dit Maïmonide des enfants de Karaïtes : il ne faut pas les repousser, bien que les Karaïtes renient le huitième des treize articles de foi (« la Torah tout entière vient du Ciel »).

 

La foi qui se cache sous le reniement

 

Le deuxième principe est plus profond : souvent, l’hérésie provient d’une explication fautive et réductrice des principes de la foi. Les gens versent alors dans l’hérésie parce qu’ils croient qu’il existe une vérité, scientifique ou éthique, supérieure à celle de la Torah. Dès lors, ils ne peuvent embrasser la foi en l’Éternel, quand celle-ci ne paraît pas s’élever à la vérité et au bien auxquels ils aspirent. Le Rav Kook écrit ainsi : « Il existe de nombreux mécréants qui, selon les critères de la halakha, sont considérés comme des négateurs de la foi ; mais si l’on s’attache à sonder leur intériorité, on découvre en eux un lien caché avec le divin. C’est pourquoi, dans notre génération, on observe une forte inclination à juger avec indulgence et miséricorde les renégats accomplis eux-mêmes » (Chemona Qevatsim, I, §327).

Bien plus, ajoute le Rav Kook, « il est une forme de reniement qui vaut reconnaissance, et une forme de reconnaissance qui, en réalité, constitue un reniement. Comment cela ? Un homme admet que la Torah provient du Ciel, mais sa représentation du Ciel est si déformée qu’il n’y reste plus rien de la foi authentique. Quant au reniement qui vaut reconnaissance, comment faut-il l’entendre ? Tel autre nie que la Torah vienne du Ciel, mais son rejet repose seulement sur la perception faussée du Ciel qu’il a reçue – image issue d’esprits emplis de pensées vaines et chaotiques. En réalité, cet homme croit aux valeurs de vérité et de bien ; il croit en l’existence d’un mode de vie juste, qui, de son point de vue, est “la Torah” même. Dès lors, il dit : “La Torah émane d’une source plus élevée que celle-là [celle que présentent les dignitaires de la religion].” Il commence donc à en trouver le fondement dans la grandeur de l’esprit humain, dans la profondeur de la morale, dans les hauteurs de sa propre sagesse. »

Certes, en pratique, un tel homme « n’a pas encore atteint par-là le cœur de la vérité » ; mais « quoi qu’il en soit, cette négation, en tant qu’elle est une reconnaissance [du principe de foi], est importante : progressivement, elle se rapproche de la foi véritable. »

C’est pourquoi, aux côtés d’une légitime critique à l’endroit des renégats, il faut apprécier cette « génération des mutations » d’un point de vue également positif : ses reniements procèdent de sa foi dans la vérité et dans le bien qui, à son sens, se doivent concevoir à une plus haute échelle (Chemona Qevatsim I, 633).

Aussi, le Rav Kook conclut-il que l’on ne doit pas considérer les Juifs qui professent des idées hétérodoxes comme extérieurs à la communauté d’Israël – à l’exception de ceux que leurs reniements ont conduits à servir les idoles ou à renier leur foi ; de même pour celui qui en serait venu à « haïr le peuple d’Israël, et qui chercherait à lui nuire, concrètement et dans l’attente du cœur » (Igrot, lettre 555 ; cf. encore Pniné Halakha, La Foi et ses commandements 30, note 4).

 

Traduction : Jean-David Hamou

 

 


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