La discussion halakhique
Il y a quelques semaines, nous avons abordé ici la question du tékhelet, la teinte bleue qui, dans l’Antiquité, servait à colorer les fils de nos franges rituelles, les tsitsit. À ce propos, nous évoquions les différentes preuves qui, dans les dernières décennies, ont commencé d’être produites à l’appui de la thèse selon laquelle ladite teinte provenait d’un animal marin à coquillage, dont le nom est murex trunculus (ou hexaplex trunculus, « rocher fascié »). Cette espèce servait autrefois à la production de la teinture pourpre (d’un rouge foncé, tirant sur le violet) ; mais quand, au cours de la fabrication, on expose la teinture au soleil, la couleur tourne au bleu. Face à cette thèse, nous avons présenté divers doutes que l’on peut éprouver quant à l’identification de l’animal, ainsi qu’à l’égard de la couleur exacte du tékhelet, « l’azur antique » : certains auteurs penchent plutôt pour un bleu foncé, d’autres pour un bleu roi (ou bleu « moyen »), pour le turquoise, pour le violet, et d’autres encore parlent de bleu ciel (conformément au sens du mot tékhelet en hébreu moderne). Malgré ces différents doutes, il y a, à ce qu’il semble, de grandes chances pour que le tékhelet antique fût produit à partir du rocher fascié.
Opinions d’après lesquelles le fil d’azur est obligatoire
Selon certains auteurs, puisqu’il apparaît que, dans les temps anciens, on fabriquait la teinte bleue à partir du rocher fascié, c’est une obligation que d’en teindre l’un des fils de chaque tsitsit. D’après ces auteurs, même si l’identification de cet animal au ‘hilazon antique n’est pas une certitude absolue, nous devons nous fonder sur les données les plus fiables qui sont entre nos mains ; dès lors, il y a lieu de colorer le tsitsit à l’aide de cette teinte. En outre, quand même cette identification paraîtrait douteuse, il y aurait lieu, s’agissant d’une mitsva toranique, d’être rigoureux, suivant le principe : « en cas de doute portant sur une norme toranique, on adopte la position rigoureuse. »
De plus, certains décisionnaires estiment que, à présent que le retour du tékhelet s’est produit en nos générations, ceux qui portent des tsitsit uniformément blancs se soustraient à l’observance d’une mitsva toranique, de sorte qu’il serait préférable pour eux de ne pas porter de vêtement à quatre angles (qui, seul, requiert la fixation de tsitsit) (Rabbi de Radzin, Petil Tékhelet 5). En outre, il n’y a aucun inconvénient à ce que nous portions ce fil d’azur, car même s’il apparaissait que l’identification de cet animal est erronée, les fils colorés de cette teinture seraient, tout au plus, considérés comme des fils blancs teints d’une couleur quelconque – or il n’y a aucun interdit à donner aux fils blancs des tsitsit une quelconque couleur.
Opinions d’après lesquelles toute teinte bleue durable est valable
Bien plus, selon le Rav Israël Lipschitz (Tiféret Israël, introduction à l’ordre Mo‘ed, chap. 3), la mitsva ne consiste pas à porter une couleur bleue précisément obtenue à partir du sang de tel mollusque : le principal est que la couleur soit durable. Jadis, il est vrai, la seule manière d’obtenir cette teinte était d’utiliser tel mollusque marin (le ‘hilazon) ; mais si l’on s’en tient à la stricte règle de halakha, toute couleur bleue pérenne est cachère pour servir de tékhelet aux tsitsit. C’est aussi ce que pensent de nombreux commentateurs de Maïmonide, et c’est également en ce sens qu’inclinait le Rav Herzog (Hatékhelet be-Israël, chap. 4).
Auteurs selon qui il n’y a pas de mitsva, de nos jours, de porter un fil d’azur
À l’inverse, certains décisionnaires estiment qu’il existe de forts doutes quant à l’identification du rocher fascié comme source du tékhelet, et que, partant, il n’y a point de mitsva d’en teindre ses tsitsit. De plus, de nombreux auteurs estiment que toute l’observance de la Torah repose sur la tradition. Dès lors que la tradition relative au tékhelet et aux moyens d’en vérifier l’authenticité s’est perdue, on ne saurait obliger à en teindre ses tsitsit, dût-on produire de nombreuses preuves d’après lesquelles l’animal source aurait été retrouvé. Cela n’est pas non plus considéré comme un cas de doute portant sur une norme toranique, où il y aurait lieu d’être rigoureux : puisque, pendant plus de mille ans, les communautés juives ont présumé que le tékhelet était perdu, on ne saurait rétablir la mitsva dans son état antérieur sans décision du Sanhédrin, ou sans prophétie en ce sens (Chi‘ourim Lézékher Aba Mari, au nom de Rabbi Yossef Dov de Brisk). Quand nous saurons avec certitude ce qu’est le tékhelet, ou quand le Sanhédrin décidera que c’est ainsi qu’il convient d’accomplir la mitsva, alors, et alors seulement, il sera obligatoire de porter un fil bleu à ses tsitsit.
La question du doute en matière toranique
Ceux qui sont d’avis qu’il n’est pas obligatoire de porter un fil d’azur ont cet autre argument : le principe selon lequel « en cas de doute portant sur une norme toranique, on est rigoureux » ne s’applique que lorsque nous savons, avec certitude, comment accomplir la mitsva, mais qu’un doute porte sur un détail particulier. En revanche, quand c’est le principe même de l’obligation qui fait l’objet d’un doute, lequel provient d’un manque de connaissance, on ne considère pas ce doute comme « portant sur une norme toranique » (d’après Rachba et Beit Yossef, Yoré Dé‘a 190).
On a fait valoir un autre argument encore : on n’est rigoureux, en cas de doute portant sur une norme toranique, que si la rigueur a pour effet d’accomplir avec certitude la mitsva en question, ce qui n’est pas le cas ici (Peri Mégadim, Ora‘h ‘Haïm, Echel Avraham 194, 3).
La réponse de ceux qui estiment obligatoire de porter le fil d’azur est que, certes, quand c’est dans le sens de l’indulgence que l’on cherche à fixer la halakha, on ne saurait tenir compte, à cette fin, d’un doute émanant d’un manque de connaissance. Mais quand un tel doute tend au contraire à la rigueur, il y a lieu d’en tenir compte. De plus, les tenants de cette opinion démontrent que, dans le cas même où il est douteux que les Juifs accompliront ladite mitsva, il y a lieu d’être rigoureux si le doute porte sur une norme de rang toranique (Rabbi de Radzin, op. cit.).
Mais ces arguments n’ont point été admis par les tenants de la thèse adverse, au motif que le fait fondamental, en l’affaire, est que le mode de production du tékhelet a été oublié par le peuple juif, de sorte que la présomption actuellement en vigueur est que nous ne disposons point de tékhelet. Pour renverser cette présomption et rétablir la tradition du tékhelet, il faudrait des arguments imparables, ne présentant pas de doute – de même que, dans de nombreux sujets halakhiques, on se conforme à la présomption, tout le temps que celle-ci n’a pas été renversée. Le Rav Israël Yehochoua de Kutno s’exprime en ce sens (Yechou‘ot Malko, Ora‘h ‘Haïm 2-3).
Doutes que nous ne sommes pas en mesure de dissiper
De plus, du fait de la rupture de tradition en cette matière, il existe des controverses et des doutes sur lesquels il nous est impossible de statuer : 1) combien de fils d’azur faut-il fixer au tsitsit ? est-ce quatre sur huit fils apparents, comme le pensent les tossaphistes et la majorité des Richonim, ou deux, suivant l’opinion du Raavad, ou bien encore un seul, comme le dit Maïmonide ? 2) Est-il permis, pendant la production du tékhelet, d’ajouter au sang du ‘hilazon des ingrédients facilitant la fixation de la couleur, suivant l’usage ? 3) Quelle est la couleur exacte du tékhelet ? bleu foncé, bleu clair, turquoise, voire violet ? Tant que ces questions ne seront pas tranchées clairement, on ne pourra affirmer que le port du fil d’azur est obligatoire.
Motifs d’opposition au port du fil d’azur
Parmi ceux qui estiment qu’il n’y a pas d’obligation à porter un fil d’azur, nombre d’auteurs pensent même qu’il y a lieu de s’en abstenir, ce pour plusieurs raisons : 1) Quoiqu’il n’y ait, en principe, pas d’interdit à teindre les fils blancs des tsitsit en diverses couleurs – ce qui inclut le bleu azur –, il faut veiller à ne pas implanter parmi le peuple juif une pratique qui ne peut être assurément identifiée comme une mitsva. 2) Ceux qui portent le fil d’azur donnent l’impression de s’enorgueillir aux dépens des rabbins plus âgés qui ne le portent point. 3) Il convient de tenir compte de l’avis selon lequel, a priori, la couleur des fils doit être celle du vêtement même, de sorte qu’il est interdit de les teindre en d’autres couleurs – telle est l’opinion de Rachi, de Maïmonide, du Raavad et d’autres encore. Cela dit, certains auteurs estiment qu’il est permis, même a priori, de teindre les fils en toute couleur ; parmi eux, le Séfer Mitsvot Gadol, le Maharam de Rothenburg et le Rachba.
Crainte d’un relâchement dans la pratique de la mitsva
Un autre motif de crainte tient au fait que, de nos jours, grâce à Dieu, de très nombreuses personnes accomplissent avec soin la mitsva des tsitsit, les portant même de manière visible – ce qui rappelle à leur esprit les mitsvot, et contribue à la préservation de leur identité. Grâce au faible coût des tsitsit et à leur intégration dans des maillots respirants de type dri-fit, de nombreux soldats, dont certains ne sont pas pratiquants, portent aujourd’hui des tsitsit. Il en était déjà ainsi avant la guerre. Or, si l’on rendait obligatoire le port du fil d’azur, beaucoup cesseraient, en raison du coût élevé de celui-ci, de porter des tsitsit, et perdraient le bénéfice de cette merveilleuse mitsva, qui éveille le souvenir de toutes les autres. Il faut en effet compter 150 shekels environ, si l’on s’en tient à l’opinion du Raavad, 250 si l’on adopte celle des tossaphistes et de la majorité des décisionnaires.
Même si le port du fil d’azur demeurait l’apanage des personnes qui, dans leur pratique générale des mitsvot, sont particulièrement scrupuleuses, il resterait à craindre qu’au sein d’un plus large public, habitué pour l’heure à porter des fils intégralement blancs, certains en vinssent à penser que cela n’a guère de valeur, et à négliger désormais de porter des tsitsit blancs, conformes à l’usage courant. De même, on peut craindre que, du fait du coût élevé du tékhelet, de nombreux enfants ou adolescents, dont les tsitsit se déchirent parfois facilement, cessent d’en porter. Il est donc préférable que tout le monde accomplisse constamment la mitsva avec des fils blancs, plutôt que d’en embellir occasionnellement la pratique avec un fil bleu.
Le caractère obligatoire d’une pratique dépend de l’accord des sages et du peuple
En pratique, d’après les données contemporaines, il existe une majorité de chances pour que le tékhelet antique provienne en effet du murex trunculus ; mais cela n’est pas certain. Par conséquent, en l’absence d’une directive émanant de la majorité des sages d’Israël, il n’est pas obligatoire de fixer des fils d’azur à ses tsitsit. En effet, la pratique toranique s’établit en accord avec l’enseignement des sages d’Israël. Dès lors que la tradition du tékhelet s’est interrompue, on ne saurait la rétablir en tant qu’obligation, ni même en tant qu’obligation douteuse, sans l’accord d’un Sanhédrin, ou de la majorité des sages d’Israël.
Cette position se fonde sur l’obligation d’écouter les directives de la Haute Cour rabbinique (le Beit-din hagadol), qui siégeait dans la salle des pierres taillées (Lichkat hagazit) au Temple (cf. Dt 17, 8-11). Bien que, par la suite, l’autorité des sages ait fléchi, jusqu’à la disparition du Sanhédrin, l’extinction de l’ordination et la dispersion des exils, les sages d’Israël continuent de remplir la mission à eux confiée par leurs prédécesseurs, en perpétuant la tradition toranique, comme l’exige le maintien même de la Torah et des mitsvot. En lieu et place d’une Haute Cour régulière, ce sont les sages reconnus comme tels par le peuple juif qui statuent sur les questions juridiques. Ainsi, au fils des ans et des générations, la halakha est fixée d’après leurs instructions et l’acquiescement de la nation (cf. Séfer Ha‘hinoukh 496 ; Linevoukhé Hador 6, 1. Sur la notion de chli’houtayehou qa ‘avdinan – « nous agissons en tant que leurs mandataires » – cf. Guitin 88b ; Baba Qama 84b ; Choul‘han ‘Aroukh, ‘Hochen Michpat 1, 1 ; Maïmonide, Michné Torah, Hilkhot Sanhédrin 4, 11).
C’est d’après ce même principe qu’en matière de téphilines, les décisionnaires tranchent selon l’opinion de Rachi et non celle de Rabbénou Tam, sans tenir compte d’un quelconque « doute portant sur une norme toranique ». En d’autres termes, leur décision ne s’appuie pas tant sur une argumentation halakhique décisive que sur l’usage : le fait est que le grand nombre a adopté la coutume décrite par Rachi et par Maïmonide, au point que la halakha fut fixée en ce sens (Choul‘han ‘Aroukh, Ora‘h ‘Haïm 34, 1). Il en va de même pour le prélèvement de la seconde dîme, assortie de sa bénédiction, suivant la répartition annuelle adoptée par la tradition d’Israël, quoique ladite répartition fût controversée pendant plusieurs siècles.
En pratique : il n’y a pas d’obligation, mais l’acte est méritoire
Par conséquent, tant que la grande majorité des sages d’Israël ne s’accordent pas pour considérer que le port du fil d’azur est, présentement, une obligation, on ne saurait le tenir pour tel. Cela dit, puisqu’il est vraisemblable qu’il s’agit bien du tékhelet porté par nos ancêtres, attacher un fil d’azur à ses tsitsit est chose méritoire. Il n’y a pas lieu de craindre de passer pour présomptueux, puisque des dizaines de milliers de personnes ont déjà adopté cette mise. Si aucun doute sérieux ne vient remettre en cause l’extraction du tékhelet à partir du murex trunculus, l’usage de porter un fil d’azur se répandra de plus en plus, jusqu’à devenir coutume – dont la pratique sera considérée comme souhaitable. Et si cette coutume continue de se renforcer, elle prendra un caractère obligatoire dans de nombreuses communautés, au point que, progressivement, en vertu de l’adhésion de la communauté et des sages, la mitsva toranique sera rétablie à travers cette teinture. Ainsi, le port du fil d’azur redeviendra une obligation toranique.
Précautions supplémentaires
Cela dit, si votre père ou votre maître s’oppose à ce que vous portiez le fil d’azur, il est préférable de vous conformer à leur demande, ce par quoi vous accomplirez la mitsva toranique de les honorer, plutôt que de chercher à parfaire la mitsva de tsitsit en y ajoutant le tékhelet. Par ailleurs, si l’on donne à sa pratique le supplément de perfection consistant à porter un fil d’azur, il est juste de préciser qu’on le fait « bli néder » (« sans s’y engager par vœu »). Il est même souhaitable de porter, de temps à autre, un talith dont les tsitsit soient entièrement blancs. De cette façon, on ne prendra pas sur soi d’obligation nouvelle sans décision explicite des sages ; et le risque que certaines personnes se relâchent dans l’observance de la mitsva diminuera : chaque fois qu’il leur sera difficile de se procurer des fils d’azur, ils accompliront volontiers la mitsva par des fils blancs. Notamment, les enfants et les adolescents, dont les tsitsit se déchirent assez souvent, pourront a priori porter des tsitsit blancs. De même, les soldats, qui doivent fréquemment changer de talith qatan, pourront a priori porter des tsitsit intégralement blancs.
Traduction : Jean-David Hamou



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