L’APPORT DU RAV AVRAHAM YITS‘HAQ KOOK

L’APPORT DU RAV AVRAHAM YITS‘HAQ KOOK

 

Dans cet article, nous tenterons de montrer quelle immense contribution fut celle du Rav Avraham Yits‘haq Kook à la consolidation de l’émouna (la foi) et de la connaissance toranique en nos générations. Les ténèbres et la lumière y sont mêlées : les terreurs extrêmes de l’exil accompagnent l’enfantement messianique, le rassemblement des exilés et la fondation de l’État d’Israël, prémices de la Délivrance.

 

Une nouvelle ère

 

Dans les dernières générations, outre le développement des sciences naturelles, humaines, sociales et de la culture, la conscience humaine s’est considérablement étendue. De nombreux phénomènes naturels, qui étaient jusque-là incompréhensibles à l’homme, ont fait l’objet d’études systématiques et sont devenus intelligibles. Grâce au développement scientifique, l’agriculture s’est modernisée, la nourriture est devenue abondamment disponible, la confection de vêtements, la fabrication de biens mobiliers et la construction immobilière se sont grandement améliorées ; des vaccins et des traitements ont été créés pour répondre à des pathologies jadis incurables. Ces changements donnent à l’homme moyen la possibilité de vivre plus longtemps et plus confortablement que les grands monarques du temps jadis.

 

Le mouvement des Lumières

 

Parallèlement aux développements de la science, sont apparus en Europe occidentale le mouvement des Lumières et celui de la Haskala (les Lumières juives), qui œuvraient à une modernisation culturelle, animée par l’idée que l’homme, par sa réflexion et son initiative, peut améliorer le monde et résoudre tous les problèmes qui se dressent devant lui. De grandes idées de réforme sociale germèrent au sein de ces cercles, telles que le libéralisme et la démocratie moderne. Puis vinrent le socialisme, le communisme, les mouvements nationaux, leurs avatars totalitaires, fascisme et national-socialisme. Ces idéologies suscitèrent d’immenses changements dans l’organisation de la société. On passa de la forme monarchique du pouvoir au gouvernement démocratique, qui reconnaît à l’homme et au citoyen le droit d’illustrer ses talents dans tous les domaines, ou à la dictature, qui voudrait recomposer le monde selon ses principes. Les Lumières et la Haskala ont fortement hâté le développement scientifique et économique, donnant vigueur aux idées de progrès social et au besoin de les traduire dans les faits.

La réussite des Lumières dans leur volonté de renforcer l’initiative, la créativité et la recherche parmi les peuples européens et nord-américains, a suscité un prodigieux enrichissement, qui fut investi dans le développement scientifique et économique, ainsi que dans la fabrication d’armements perfectionnés. À l’aide de ces moyens, ces peuples ont dominé les pays et les continents à travers le monde, en ont exploité les ressources naturelles et les populations, et leur ont transmis leur culture, chacun à sa manière.

 

Place de l’homme et crise de la foi

 

Parmi les premiers penseurs des Lumières, il en est de nombreux, comme Descartes, Leibniz, Newton, qui étaient croyants. Mais l’approche religieuse couramment répandue, qui mettait l’accent sur la petitesse de l’homme, s’opposait à ce mouvement intellectuel, ce qui conduisit nombre de ses partisans, en réaction, à s’éloigner de la religion. Par la suite, se répandit au sein du mouvement l’idée que la religion nuit au progrès humain, le freine, et qu’au lieu d’obéir à ses préceptes, il vaut mieux investir ses efforts dans les nécessaires changements sociaux, dans la recherche scientifique et le développement technologique, afin de libérer l’homme de la pauvreté, des privations, et de lui permettre d’exprimer pleinement ses capacités.

 

Réaction des hommes de religion

 

À l’inverse, de nombreux hommes de foi virent dans la prétention de changer le monde, qui animait les partisans des Lumières et de la Haskala, une révolte contre le Ciel, puisque, de leur point de vue, le rôle de l’homme est au contraire d’obéir à Dieu et de le prier de délivrer l’humanité et le monde. Beaucoup estimèrent que l’insolence consistant à dénoncer l’ordre du monde établi engendrerait des catastrophes ; que la critique des institutions religieuses conduirait au reniement de Dieu même et à l’irruption de mauvais penchants qui ne pourraient se dominer ; que la révolte contre la royauté briserait la société et causerait l’effusion de sang ; que l’accent mis sur les droits individuels saperait la famille et menacerait la cohésion sociale. L’homme doit donc placer le divin au centre de son existence (conception théocentrique), se faire petit devant Dieu et les institutions qui représentent ses commandements, et ne pas se prendre lui-même pour centre (conception anthropocentrique).

 

Justesse de la thèse soutenue par les hommes de foi

 

La critique religieuse des Lumières a quelque raison d’être, puisque ce mouvement eut pour descendance idéologique le communisme, et jusqu’au fascisme et au nazisme, organisations politiques qui naquirent de la négation de Dieu. Ces régimes prétendaient « réparer le monde » mais donnèrent lieu, en réalité, à des injustices sans nom et à l’assassinat de centaines de millions de personnes. Le courant capitaliste-libéral lui-même, qui ne faisait pas de l’athéisme un de ses principes affirmés, et qui n’a pas causé de catastrophes d’une telle ampleur, a fait naître de nombreux malheurs. Par exemple : l’asservissement de centaines de millions d’hommes au bénéfice d’une classe riche et de ses corporations ; l’asservissement de nombreux peuples aux puissances occidentales, lesquelles portaient atteinte à leurs identités nationales et culturelles ; l’affaiblissement de l’institution familiale ; l’effritement de la confiance humaine, des valeurs et de la foi qui animaient l’homme, et l’isolement de celui-ci face aux défis de l’existence.

 

Les mutations engendrées par le mouvement des Lumières

 

En militant pour les valeurs de « liberté, égalité, fraternité », le mouvement des Lumières a provoqué de profonds changements dans la vie des individus comme des sociétés. Sous son impulsion, des royaumes se sont effondrés ; à leur place, s’élevèrent des États qui tentèrent de réaliser les idéaux des Lumières, avec ce qu’ils comportaient de bien et de mal. À partir du principe de liberté se sont développés le courant libéral, la démocratie moderne, le capitalisme et le post-modernisme, ce qui inclut leurs excès les plus rudes. Le principe d’égalité a fait naître le courant socialiste, dont l’exacerbation donna lieu au communisme. Du principe de fraternité est née l’aspiration à fonder des États-nations, dont le fascisme et le nazisme furent les versions extrêmes.

 

Sur le fond, le mouvement des Lumières avait raison

 

Cependant, dans le débat de fond sur la place de l’homme, le mouvement des Lumières voyait juste. La Torah elle-même enseigne en effet que l’homme fut créé à l’image de Dieu. C’est elle qui a placé l’homme au centre de son dispositif, par le simple fait que toutes ses mitsvot et toutes ses directives s’adressent à lui ; et c’est elle encore qui enseigne que l’Éternel a confié à l’homme la responsabilité de préserver le monde, de le diriger avec justice et équité, de le perfectionner jusqu’à sa Délivrance. C’est pourquoi la critique des hommes de religion, si fondée fût-elle, ne put contenir la dynamique engendrée par les Lumières.

 

Caractère de la nouvelle génération

 

Le Rav Kook explique en ce sens, dans son essai Hador (« La génération »), que ceux qui abandonnent la Torah de nos jours sont d’une nature entièrement différente de ceux d’autrefois. Jadis, ceux qui s’en éloignaient étaient mus par leur mauvais penchant, qui les poussait à voler, piller, tromper, se débaucher. Les hommes de la nouvelle génération, en revanche, croient aux valeurs de vérité et de bonté, et sont parfois prêts à consacrer leur vie à leur mise en pratique. Ils croient que l’homme peut progresser et comprendre davantage, devenir plus moral, plus créatif et plus heureux. Simplement, le discours religieux auquel ils ont été exposés jusque-là leur a fait concevoir la religion comme une chose vouée à l’aliénation de l’homme, à sa transformation en un être obéissant et sans initiative. La religion est ainsi vue comme une institution focalisée sur des règles particulières, mais qui ne propose nulle vision pour l’amendement du monde. C’est pourquoi beaucoup d’hommes de notre temps ont abandonné la religion, et ont subi l’attraction d’idées qui captivaient leur cœur. Ils n’envisageaient pas que l’on pût, précisément sous la conduite de la Torah, donner force à toutes ces idées nouvelles, les purifier de leurs scories et les accomplir de la meilleure et de la plus juste manière.

 

Retour à la Torah

 

C’est pourquoi, écrit le Rav Kook, la nouvelle génération ne saurait revenir à la Torah par la menace de châtiments en ce monde ni dans le monde à venir, menaces tendant à étouffer les idées neuves qui éveillent son esprit et son cœur. En effet, « quand même il voudrait se soumettre et courber l’échine », l’homme moderne ne le pourrait pas : ce serait contraire à sa nature. Il « ne pourra faire techouva par crainte », c’est-à-dire par la menace de punitions ; « en revanche, son aptitude est très grande à revenir par amour », à l’appel d’un grand idéal. Il faut donc s’adresser aux membres de la génération nouvelle en éprouvant de l’estime pour leurs aspirations et leurs désirs : « À eux, nous devons enseigner une Torah de vie issue de la Source de vie, les voies d’une morale emplie de lumière et d’allégresse, des paroles grâcieuses, fondées en raison, affinées et épurées (…), émanant du trésor de vie qu’est la Torah de vie. » Dans cet autre passage, le Rav Kook écrit : « Marchons devant eux, guidés par la colonne de feu de la Torah et le savoir des saints au cœur vaillant » (Eder Hayeqar, p. 115).

 

Clef de la réparation par l’affinement de la foi

 

Le Rav Kook explique (Orot, Zer‘onim, Yissourim memareqim) que toutes les confusions de la vie humaine découlent d’une mauvaise compréhension de la notion de divinité. C’est même là que se trouve la racine spirituelle de l’interdit d’idolâtrie : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. » (Ex 20) Lorsqu’on la définit de manière trop étroite, la foi ne peut embrasser toutes les idées qui se révèlent dans le monde ; celles-ci entrent alors en conflit avec la foi, quoiqu’elles contiennent vérité et bonté, et que leur source soit divine. Ce conflit engendre souffrances, déchirures, crises et guerres, tant dans l’âme de l’homme que dans l’ensemble de l’humanité, sans fin.

C’est pourquoi nous devons nous habituer à purifier notre foi dans le Dieu unique, qui ne saurait être défini ni limité – seuls les mots « perfection infinie » pourraient nous mettre sur la voie d’une compréhension du divin. Toute croyance en un concept fini et déterminé est en effet impuissante à exprimer l’émouna dans sa plénitude. Par conséquent, il est même nécessaire que de nouveaux mouvements de pensée apparaissent, destinés à révéler des facettes illimitées de l’émouna. De même, il est indispensable que celle-ci s’exprime par l’aspiration morale infinie qui est en l’homme (Rav Kook, article Da‘at Eloqim).

 

Considérer la lumière et les bienfaits que portent les différentes écoles de pensée

 

Armés de cette émouna pure, nous pourrons percevoir la lumière divine que recèlent tous les courants nouveaux, ou destinés à apparaître, qui recherchent le bien et la vérité. En effet, « en toute chose réside une étincelle de lumière, l’étincelle divine interne qui gît dans chacune des diverses croyances ». Aussi, au lieu de nous opposer aux différents courants du judaïsme autres que le nôtre, il nous faut intensifier la lumière originale d’Israël, dans toute sa profondeur et son étendue, grâce à quoi nous verrons de quelle manière l’étincelle propre à chaque courant trouve sa source dans ladite lumière. Alors, de toutes ces étincelles, lumière et vie se propageront et se renouvelleront pour le peuple d’Israël ; et les cœurs assoiffés de lumière ne s’égareront plus dans des champs étrangers : ils verront que c’est précisément en se reliant à la foi d’Israël qu’ils pourront réaliser toutes leurs aspirations (Orot, Zer‘onim, « Lemil‘hémet hadé‘ot vé-haémounot », p. 131).

 

Le rôle des érudits

 

Pour qu’Israël et le monde fassent techouva, l’étude toranique en ces générations doit se faire dans la claire perception du grand dessein d’amendement universel dont la Torah est porteuse, et dans la conscience que ce vaste idéal se révèle à travers l’ensemble des principes comme des détails de la Torah (Orot Hatechouva 4, 10) : « Dans l’ensemble des parties réunies réside l’âme divine du parachèvement du monde, tant dans la vie matérielle que spirituelle, dans la société comme dans l’individu ; de là, la lumière perce et descend jusque dans chaque partie. » (Orot Hatorah 2, 2) Ainsi, non seulement les acquis des sciences naturelles et humaines ne feront pas obstacle à la révélation de l’émouna ni ne l’entraveront, mais ils la renforceront et l’exalteront. Grâce à l’étude de la Torah dans ses principes et ses détails d’application, il sera manifeste que toutes les aspirations morales de la nouvelle génération trouvent dans son enseignement leur expression la plus accomplie et la plus juste.

Pour que les érudits puissent révéler la lumière que la Torah recèle, ils doivent cesser de craindre les grandes idées, les pensées nouvelles. Comme l’écrit le Rav Kook (Iqvé Hatson, « Hapa‘had »), pour intégrer en nous la grande lumière qui commence à luire à la fin des temps, à l’approche de l’avènement messianique, il faut écarter la peur et la faiblesse dont sont affectés, en particulier, certains hommes justes et pieux, soucieux de préserver la précieuse tradition. « Alors la vaillance s’imbriquera dans la sainteté, et la pensée refleurira. » (Voir aussi Pniné Halakha, Emouna Oumitsvotéha, 30, 1-7, inédit à cette date en version française.)

 

Traduction : Jean-David Hamou

 


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