HOMMAGE À RABBI TOUVYA KATZ

HOMMAGE À RABBI TOUVYA KATZ | Revivim | Rav Eliézer Melamed

Ces quelques paroles veulent rendre hommage à mon beau-père, Rabbi Touvya Katz, qui nous a quittés le 28 adar I 5784 (le 8 mars dernier).

Ses parents quittèrent la Pologne alors qu’il était âgé d’un mois : la famille gagna l’Argentine par bateau. Son oncle Yossel Shikhman, frère de sa mère Chochana, avait insisté auprès de sa sœur et de son beau-frère pour qu’ils s’enfuissent de Pologne. Le grand-père, Pinhas, ainsi que les jeunes parents de Touvya, craignaient de voyager avec un bébé si petit ; mais Yossel fit valoir que, s’ils ne profitaient pas des billets de navigation que leur envoyait leur frère Ya’aqov, lequel avait déjà émigré en Argentine, ils n’auraient plus d’autre possibilité de quitter le pays. Ils prirent donc ce bateau qui, ils l’apprirent plus tard, fut le dernier à relier la Pologne à l’Argentine.

Au foyer parental

Le judaïsme polonais avait connu une importante crise. Avant la Première Guerre mondiale, la grande majorité des Juifs de Pologne étaient pratiquants ; mais à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la grande majorité d’entre eux n’observaient plus le Chabbat. Pourtant, nombre d’entre eux restaient traditionalistes et se rendaient à la synagogue les jours de Chabbat. C’était aussi le cas des parents de Touvya, surtout après leur installation en Argentine. Son père priait à la synagogue, le Chabbat, mettait parfois les téphilines en semaine.

Quand la guerre fut finie, que les terribles nouvelles de Pologne furent arrivées et que sa mère eut appris que tous les membres de sa famille, toutes ses connaissances avaient été assassinés au cours de la Choah, elle pleura beaucoup. Quand vint le Chabbat, elle se tint en pleurs face à ses chandeliers, et dit avec colère : « Pourquoi ai-je allumé les veilleuses, toutes ces années ? » Elle rangea les chandeliers dans une armoire et, pendant plusieurs années, elle n’alluma plus les bougies de Chabbat. Plus tard, après que leurs enfants furent montés en Erets Israël, elle et son mari voulurent les y rejoindre ; mais le père de Touvya mourut peu de temps avant l’alya prévue. Ce fut donc seule que la mère fit son alya et rejoignit ses enfants au kibboutz. Là, elle alluma de nouveau les bougies de Chabbat. De même, elle jeûnait à Kippour, s’abstenait d’allumer le feu, les jours de Chabbat, et s’efforçait de maintenir la tradition, autant qu’il était possible au kibboutz.

Le mouvement Dror

En Argentine, Rabbi Touvya se joignit au mouvement Dror, qui encadrait la jeunesse dans une perspective sioniste et socialiste, et qui encourageait ses membres à monter en Erets Israël dans le cadre de l’organisation pionnière Hakibboutz Haméou’had (« Le Kibboutz Unifié »). Au sein de ce mouvement de jeunesse, Touvya fut moniteur, puis moniteur en chef (komounar). Il était très apprécié de ses cadets. Sous ses encouragements, beaucoup devinrent sionistes et émigrèrent en Erets Israël. C’est d’ailleurs là qu’il rencontra son épouse Pnina. Ses professeurs non juifs eux-mêmes l’estimaient fort ; quand ils apprirent qu’il s’apprêtait à émigrer en Palestine, ils s’attendaient à ce qu’il y devînt un dirigeant.

Plusieurs kibboutz créés par des anciens du Palmah, tels que Hukok, avaient du mal à trouver de nouveaux membres, et survivaient difficilement. Le mouvement Dror leur adressa des immigrants d’Argentine, contribuant à consolider et à pérenniser ces kibboutz.

Difficultés d’intégration au kibboutz

Les débuts de Touvya, dans sa vie au kibboutz, furent très difficiles. Les cadres du Palmah, aînés de dix ans des jeunes immigrants, avaient du mal à comprendre ces derniers, et leur demandaient de « se transformer en enfants du pays », comme ils l’étaient eux-mêmes. L’Argentine de cette époque était un pays beaucoup plus riche qu’Erets Israël, et la chute de niveau de vie se faisait bien sentir. Les grands rêves de réalisations faisaient place à d’âpres discussions sur des vétilles.

Dans une lettre adressée à des camarades restés en Argentine, Touvya écrivit qu’on leur avait vendu des chimères, et qu’au lieu de voir s’accomplir les idéaux auxquels ils avaient rêvé, ses compagnons et lui exécutaient des tâches subalternes au service des anciens. Cette lettre provoqua un choc au sein du mouvement Dror en Argentine. Le moniteur en chef tant admiré, qui prêchait l’alya, regrettait à présent sa décision. L’une des dirigeantes du mouvement en Erets Israël, Zivia Lubetkin, héroïne qui participa au soulèvement du ghetto de Varsovie, se rendit alors au kibboutz pour aller le voir. Elle écouta ses plaintes, parla à son cœur, et lui demanda de s’armer de patience. Il accéda à sa demande et resta. Une cinquantaine de cadets émigrèrent à sa suite. Il confia un jour que, sans la conversation qu’il eut avec Zivia Lubetkin, il se peut qu’il eût quitté le pays. Par la suite, il rencontra le militant sioniste Yitzhak Tabenkin, et adopta sa voie pionnière.

En fin de compte, les nouveaux immigrants se maintinrent dans le pays, participèrent à la grande entreprise pionnière que constituait le mouvement des kibboutz, chérirent la poussière de la terre, travaillèrent celle-ci de leurs mains, firent fleurir les sols naguère désolés. Les enfants des immigrants et ceux des « vétérans » grandirent ensemble dans les foyers d’enfants, ils s’engagèrent ensemble dans les unités les plus combattantes, et défendirent au risque de leur vie le peuple et le pays. Nathan Barnagola, neveu de Touvya, les rejoignit, ainsi qu’Aaron Chimoni, enfant placé au kibboutz, qui grandit sans ses parents. L’un et l’autre servirent comme officiers au sein des unités d’élite les plus prisées.

Art et foi

C’est en Erets Israël que Rabbi Touvya commença à développer son inclination artistique. Peut-être est-ce en raison de la crise qu’il connut, lors de son intégration, qu’il chercha le sens profond que recèle la matière, la lumière qui se reflète au sein des couleurs. Parallèlement à son travail dans les plantations, puis à ses fonctions de coordinateur de la construction au sein du kibboutz, il perfectionna sa technique picturale auprès des peintres Avigdor Stematsky et Joseph Zaritsky. Avant même de quitter le kibboutz, il présentait ses créations dans des expositions. À ce qu’il semble, l’approfondissement de l’art pictural le rapprocha de la foi.

Il enseigna les arts plastiques au sein de plusieurs collèges universitaires : Emouna, Orot Israël, Talpiot et Bayit Vegan. Certaines de ses élèves ont raconté que, à leurs débuts, elles pensaient qu’elles auraient à abandonner la pratique religieuse afin de se consacrer à l’art ; mais Rabbi Touvya leur indiqua une voie permettant de conjuguer l’art et la foi.

Téchouva

Rabbi Touvya fut envoyé, avec sa famille, en mission éducative au Brésil. Mais avant cela, il suivit une formation complémentaire à Jérusalem. C’est alors qu’il fréquenta le centre d’étude Makhon Méïr et qu’il écouta, pour la première fois, des cours de judaïsme. Au Brésil, il continua de s’intéresser à la Torah, auprès d’un émissaire du mouvement Habad. Une fois cette mission brésilienne accomplie, sa famille s’en retourna en Israël, mais lui-même resta un mois à New-York, où il étudia chez le Rabbi de Loubavitch.

Ici a lieu un épisode que les ba’alé téchouva (ceux qui ont fait retour à la Torah et à la pratique des mitsvot) comprendront. Quand il se trouvait à la maison d’étude talmudique, il portait une kippa ; mais comme il n’était guère pratiquant, et qu’il ne voulait pas passer pour « religieux », il avait soin d’ôter sa kippa avant de quitter le cercle d’étude. Un jour, il oublia de l’enlever. Sur le quai du métro, il s’aperçut avec étonnement que, à la manière des Juifs observants, il avait gardé sa kippa. Il voulut faire un pas de côté pour l’ôter, mais il vit qu’une jeune fille pratiquante se tenait là, sur le quai, murmurant sa prière : il eût été gêné d’enlever sa coiffe devant elle. Il pensa : « Quand je monterai dans la voiture du métro, j’enlèverai ma kippa. » Mais dans la voiture, il y avait un groupe de Juifs hassidiques. Il passa dans la seconde voiture, mais il s’y trouvait des Juifs religieux ; de même dans la troisième. Quand enfin il eut atteint la quatrième voiture de la rame, il fut soulagé : tous les voyageurs étaient portoricains ou afro-américains ; il pourrait à présent s’asseoir et ôter sa kippa ! Mais alors une pensée lui traversa l’esprit : « Est-ce cela que tu veux être ? est-ce ici que tu te sens à ton aise ? être assis parmi les gentils et retirer ta kippa, voilà donc ce que tu veux ? » Depuis ce jour, il commença de porter la kippa.

Alya à Jérusalem

Après une période supplémentaire au kibboutz, Touvya voulut se renforcer dans l’étude de la Torah et la pratique des mitsvot. Sa femme, leurs trois enfants et lui, s’installèrent à Jérusalem. Grâce au choix initial du sionisme, il continuait donc de s’attacher à la mitsva de yichouv haarets (peuplement et édification de la terre d’Israël) – mitsva qui, disent nos sages, équivaut en importance à l’ensemble des commandements de la Torah –, et se rapprochait à présent du cercle d’étude de la yéchiva Merkaz Harav. Il se peut que ma femme, sa fille aînée, qui avait alors quinze ans et demi, ait joué un rôle important en cela. Elle avait accepté de quitter le kibboutz à condition que la famille en perpétuât les valeurs : le sionisme, le socialisme et l’engagement à l’armée. À Jérusalem, elle découvrit les leçons toraniques du Rav Tsvi Yehouda Kook, dans lesquelles elle trouva un affermissement et une intensification des valeurs apprises au kibboutz. Elle décida d’observer les mitsvot.

L’occasion se présenta d’acheter un appartement dans le quartier de Guilo, et c’est en effet ce que fit Rabbi Touvya ; mais le Rav Dov Bigon lui dit que, s’il voulait que ses deux jeunes fils grandissent dans la Torah, il était souhaitable d’habiter dans le quartier de Kiryat Moché, et d’envoyer ses enfants à l’école Noam. Il écouta ce conseil et habita pendant quelque temps chez le Rav Ya’aqov Filber. Le Rav Dov Bigon me raconta un jour que, à l’école Noam (établissement très engagé religieusement), on craignait un peu d’inscrire ces enfants ; mais lui, qui avait toujours cru dans la force de la téchouva et dans la sincérité des ba’alé téchouva, rassura la direction : « En un an, dit-il, vous verrez que ces enfants se seront parfaitement intégrés, et figureront parmi les meilleurs élèves. » C’est en effet ce qui advint : ces enfants devaient ensuite étudier à la yéchiva des jeunes du Merkaz Harav.

Pendant ses premières années à Jérusalem, mon beau-père priait, le Chabbat, à la yéchiva Merkaz Harav. C’est à cette occasion qu’il se rapprocha du Rav Ouzi Kalchaim, de mémoire bénie, avec qui il étudia des années durant, chaque Chabbat, et qui était à la fois son maître et son ami. Pendant ces premières années, mon beau-père et sa famille passaient chez le Rav Kalchaim la soirée du Séder de Pessa’h et les repas de fête, devenant ainsi de véritables membres de la famille.

Malheureusement, le Rav Ouzi mourut il y a trente ans. Mais une coïncidence étonnante voulut que, lorsque Rabbi Touvya nous quitta, deux heures avant le Chabbat, le Rav Mena’hem Kalchaim, fils du Rav Ouzi, se présentât, et prît sur lui d’accomplir les rites de purification. Lors des funérailles – qui, conformément à la volonté du défunt, suivaient la coutume des kabbalistes, selon laquelle les descendants n’accompagnent pas le corps jusqu’au lieu de l’enterrement –, je demandai à Rav ‘Ami Kalchaim, fils du Rav Ouzi, de réciter le Qadich. Ainsi, le Rav Ouzi continuait, par le biais de ses fils, d’accompagner Rabbi Touvya, en son dernier voyage.

Affabilité

Rabbi Touvya avait un regard unique sur la vie. En tant qu’artiste, il observait les gens, les maisons, les rues, les arbres et les cours, les monts et le ciel ; il méditait ainsi sur le monde et en retirait des réflexions remarquables, qui s’exprimaient dans sa peinture, sa conversation avec ses amis et ses élèves. Son affabilité était toute particulière, et il avait le don de transmettre à nombre de ceux qui le rencontraient un sentiment de bien-être. Maintes fois, il réussit à encourager son prochain dans des moments de souffrance ou de crise.

Les deux choix

Les deux grandes fautes que mentionne la Torah sont celles du veau d’or et des explorateurs : ces thèmes sont étroitement liés au destin du peuple d’Israël, à la révélation de la parole divine et à la bénédiction divine envers le monde. Par ses deux choix décisifs, Rabbi Touvya contribua à la réparation de ces deux fautes. Dans sa jeunesse, il choisit d’être sioniste, de monter en terre d’Israël et de participer à sa reconstruction – réparation de la faute des explorateurs. À l’âge adulte, il choisit d’observer la Torah et les mitsvot – réparation de la faute du veau d’or. Par l’effet de ces deux choix, il conduisit nombre de ses descendants à devenir des pionniers à leur tour, en première ligne du peuplement juif, à étudier la Torah, à observer les mitsvot et à servir dans des unités combattantes. Les derniers mois, il pria beaucoup pour leur réussite au combat.

Il vécut les dernières années de sa vie dans notre village de Har Brakha, près de sa fille Inbal (mon épouse) et de son fils Hagaï. À Har Brakha, habitent une soixantaine de ses descendants et parents par alliance (maris et épouses de ses petits-enfants). Un autre de ses fils, Rav Amir, habite à Sdé Eliézer, au nord du pays. À Har Brakha, Rabbi Touvya se sentait comblé. Il racontait comment, à chaque sentier qu’il empruntait, il rencontrait l’un de ses petits-enfants ou arrière-petits-enfants, et entendait son joyeux appel : « Grand-père ! grand-père ! »

Conclusion

Il y a quatre-vingt-sept ans, quand Rabbi Touvya naquit à Douvno, en Pologne, il eut pour mohel (circonciseur rituel) son propre grand-père, le Rav Pin’has Shikhman, qui était l’un des dirigeants du mouvement Mizra’hi (mouvement religieux-sioniste) de la ville. De lourds nuages commençaient à assombrir le ciel de l’Europe, la Choah se profilait à l’horizon. Quand le grand-père prononça les mots traditionnels : « Que ce petit devienne grand ; de même qu’il est entré dans l’alliance, puisse-t-il entrer dans l’étude de la Torah, la pratique des mitsvot, le dais nuptial et la bienfaisance », il était difficile de savoir si cela se réaliserait. Presque toutes les personnes présentes à cette cérémonie furent assassinées pendant la Choah, elles et leurs enfants. Qui aurait pu prévoir que le nouveau-né gagnerait l’Argentine avec ses parents, qu’il fonderait une famille, et garderait, au loin, son identité juive ?

À présent, Rabbi Touvya monte au Ciel. Il y racontera à son grand-père que, par la grâce de Dieu, un État d’Israël s’est levé, que plusieurs générations de ses descendants peuplent le pays, à Hukok, Rehovot, Bné Elyahou, Nof Ayalon, en Judée, en Samarie. Les siens y ont fondé de belles familles ; ils prennent part à la construction du pays, à son développement économique et scientifique, étudient la Torah, pratiquent les commandements, s’efforcent de répandre le bien et la bénédiction. Son propre fils, Yossel Shikhman, grâce auquel Touvya et ses parents s’enfuirent en Argentine et furent sauvés, a fait son alya avec ses trois enfants, à Netanya : de chacun d’eux sont nés des enfants, des petits-enfants. Jusqu’à ce jour, dans le magasin d’optique que Yossel a fondé, travaille son fils Danny. Au mur de ce magasin, à une place d’honneur, est encadrée une grande et belle photo du grand-père, le Rav Pin’has Shikhman – que Dieu venge son sang.

Traduction : Jean-David Hamou


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